Dîner avec Brotherhood (Fraternité)
Entretien avec Meryam Joobeur, réalisatrice de Brotherhood (Fraternité)
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à une relation entre un père et son fils ? Avez-vous d’autres projets sur ce thème ?
Pour répondre à cette question, il faut placer les aspects politiques et sociaux de Brotherhood dans leur contexte, en l’occurrence la montée de l’État Islamique. Pour moi, l’émergence et la domination de l’État Islamique sont le résultat d’une masculinité toxique. Les têtes pensantes de ce mouvement ont réussi à manipuler le manque de confiance en soi et la frustration chez des milliers d’hommes avec une telle efficacité que ces hommes étaient prêts à quitter leurs foyers et à faire des centaines de kilomètres pour rejoindre leurs rangs. Je sentais qu’en étudiant le microcosme d’une relation père-fils dans Brotherhood, je pourrais réfléchir sur l’origine de ce manque de confiance en soi et de ces frustrations. Je suis persuadée que lorsqu’on tente de soigner un système malade, il faut se pencher sur la plus petite unité de ce système. Dans le cas de la montée de la radicalisation, il faut regarder du côté de la cellule familiale, des valeurs que les familles et les communautés inculquent aux jeunes, particulièrement aux jeunes garçons. Quand à mes futurs projets, je réfléchis en ce moment à la possibilité de faire de Brotherhood un long métrage. Mais je pense changer le point de vue de la relation père-fils pour un point de vue différent !
Comment avez-vous créé la tension et les silences dans le film ?
La tension et les silences sont obtenus par un travail sur le cadrage, le rythme du montage et la bande-son. Je voulais laisser de la place pour les émotions qui ne sont pas exprimées, afin d’évoquer la difficulté à communiquer – quand on en dit trop ou pas assez et que cela a des répercussions tragiques sur la vie des gens.
Pourquoi avoir situé l’histoire dans une région reculée ?
Fraternité se déroule dans une région isolée du nord de la Tunisie qui s’appelle Sejnan, où beaucoup de villages n’ont toujours pas l’eau courante. J’ai découvert cette région pour la première fois lors d’un voyage en hiver 2016, et je suis tombée amoureuse de ces paysages verdoyants et contrastés de champs vallonnés, de forêts de pins et de plages. C’est au cours de ce voyage en 2016 que j’ai rencontré par hasard les trois frères roux, Malek, Chaqer et Rayaan, qui jouent dans le film. Je les ai croisés au bord de la route, alors qu’ils amenaient paître leurs moutons et j’ai été frappée par le contraste entre leurs visages pleins de taches de rousseur et le vert du paysage. J’ai été encore plus fascinée par cette région quand j’ai appris que Sejnan avait connu une montée de radicalisation après la révolution de 2011 et la destitution du dictateur Ben Ali. À Sejnan, le pourcentage d’hommes partis en Syrie était plus haut que la moyenne. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce que ça faisait, quand on avait grandi dans une région aussi belle et aussi reculée, de se retrouver parachuté dans la violence de l’État Islamique. Pour moi, situer le film dans cette nature sauvage était une façon de souligner le côté contre-nature de la guerre et de l’État Islamique.
Avez-vous fait des recherches sur les motivations des jeunes Tunisiens qui quittent leur pays ?
En étudiant le sujet des combattants étrangers de Tunisie pour l’État Islamique, j’ai découvert qu’il n’y avait pas de profil type du Tunisien ou de la Tunisienne qui rejoint les rangs de l’organisation. Tous venaient de milieux socio-économiques différents : on a vu des fils et des filles de familles aisées rejoindre l’État Islamique autant que des hommes et des femmes pauvres et socialement défavorisés.
Vous êtes-vous également penchée sur le sujet du retour des combattants et de leur reprise de contact avec leurs proches ?
Oui, j’ai porté beaucoup d’attention aux témoignages des proches qui avaient été abandonnés. Ces témoignages étaient à fendre le cœur, car les émotions qu’ils ressentaient étaient particulièrement contradictoires – trahison, honte, chagrin, désespoir… J’ai tenté de montrer ce désarroi chez tous les membres de la famille dans le film.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Ce que j’ai adoré dans le fait de réaliser Brotherhood sous forme de court métrage, c’était qu’il fallait relever le défi d’entrer rapidement dans le vif d’une situation complexe. J’ai dû décortiquer chaque étape de la réalisation (l’écriture du scénario, la mise en scène, le montage, etc.) pour trouver une façon de raconter l’histoire sans négliger aucun de mes personnages.
Pour voir Brotherhood (Fraternité), rendez-vous aux séances du programme I2 de la compétition internationale.