Lunch avec In the Air Tonight
Entretien avec Andrew Norman Wilson, réalisateur de In the Air Tonight
Vous intéressez-vous aux légendes urbaines en général, et comment avez-vous découvert celle de In the Air Tonight ?
La première fois que j’ai entendu parler de ce qui a inspiré Phil pour In the Air Tonight, j’étais ado et je fumais des joints avec un pote dans son sous-sol. Selon la légende, la chanson évolue au fil d’une narration parlée, ce fameux break à la batterie correspondant au point culminant du récit. En cherchant sur Internet, je n’ai trouvé que de rapides allusions à cette légende, j’ai donc décidé d’en écrire ma propre version et de la partager sur le Web. La prolifération en ligne de ces mythes (et, à plus grande échelle, des théories du complot) est symptomatique d’un manque de confiance envers les institutions qui dirigent notre vie : ceux qui y croient déclarent la guerre aux démiurges (experts, scientifiques, pouvoirs invisibles, etc.) car ils trouvent que le récit officiel ne colle pas avec la réalité. Le but étant d’aller plus loin que la fausse réalité que nous servent les autorités et d’atteindre cette connaissance profonde, ésotérique, issue d’une expérience transcendantale individuelle et partagée avec ceux qui savent, ceux qui ont pris la « pilule rouge ». On assiste en fait à une renaissance gnostique, mais dans une forme différente de d’habitude. Un réseau diffus et sans chef de file comme QAnon aurait l’air moins « dingo » s’il était avantageusement catalogué comme une banale religion gnostique. Mais ajoutez à cela une aliénation économique exacerbée et une dissociation techno-sociale grandissante (une connaissance qui, tel un virus, fait son chemin dans les cerveaux et sur les plateformes Web), et le problème n’est plus seulement politique. Et je pense qu’on n’a pas encore analysé le phénomène de façon systématique. Il est facile de parler de « machinations du capital » et des abus de pouvoir au sommet, mais je crois qu’on aurait besoin d’une théologie politique qui rende compte de ce qui se passe au niveau des megachurches et sur Reddit. Il serait trop ambitieux, trop rentre-dedans de travailler sur QAnon à l’heure actuelle, mais c’est une mouvance fascinante qui m’a donné à réfléchir sur les modes de perception et de croyance.
Aviez-vous envie de nourrir cette légende ou de dénoncer une certaine naïveté ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les contenus que nous avons en commun (les grands médias, Internet, le capital), et l’impact qu’ils ont sur notre conception de l’individu et de la vérité. Je m’intéresse aussi à la façon dont les événements sont condensés sur le papier ou sur l’écran dans ce que l’on nomme fiction, et la façon dont ces fictions sont ensuite interprétées. Je travaille actuellement sur un projet autour de l’influence de l’imaginaire du cinéma hollywoodien sur les bâtiments, les voitures et les gens à Los Angeles à travers l’architecture, les décors et les costumes. Mais au fond, ma vidéo vise à affirmer la valeur inestimable de l’art – en l’occurrence, la richesse formelle des moyens de communication que l’on trouve dans la chanson de Genesis que l’on entend au générique, et la chanson dont parle mon film. Les théories du complot et les légendes urbaines n’ont pas besoin d’être nourries ou dénoncées : elles peuvent se voir comme des sortes de jouets qui offrent matière à réflexion.
Pourquoi avoir choisi une voix off continue dans un style radiophonique pour raconter l’histoire ?
La voix off me permettait de raconter l’histoire sans montrer les personnages qui parlent. Dans un sens, le spectateur va s’identifier au point de vue du narrateur, en ayant l’impression d’assister à ses souvenirs des événements racontés. Mais comme le narrateur n’existe pas et que les événements qu’il raconte n’ont pas eu lieu, ce que voit vraiment le spectateur, ce sont des plans d’exposition ou de transition issus d’une quarantaine de films différents (que vous pouvez voir ici), pour la plupart des productions hollywoodiennes des années 1980. On retrouve là les contenus communs dont je parlais plus haut : le « cloud », les fréquences radio…
Êtes-vous fan de la musique de Phil Collins en général et de In the Air Tonight en particulier ?
Depuis que je me suis lancé dans ce film, il m’est arrivé plusieurs fois, en allant faire les courses, d’entendre la voix de Phil dans les haut-parleurs. Il est omniprésent dans les magasins américains. Pour moi, c’est parce que beaucoup de ses chansons font l’effet d’un antidépresseur sonore, en cela qu’elles emplissent l’espace d’une sensation positive tout en évitant l’identification et en inhibant les sentiments imprévisibles. Cela dit, In the Air Tonight est une très belle œuvre d’art : un des meilleurs tubes des années 1980, et sans doute un des plus marquants. Je pense que sa force réside dans l’ambiguïté qui la caractérise : bien qu’il s’agisse d’une simple chanson pop sur le divorce d’un homme blanc dégarni, elle englobe une multitude de sens pour tout un tas de gens différents. L’an dernier, à Los Angeles, elle passait régulièrement à la radio, et j’écoute beaucoup la radio dans ma voiture car le lecteur est en panne et qu’il n’a pas de sortie auxiliaire. Un soir, je roulais sur la Pacific Coast Highway, la chanson est passée à la radio, et j’ai vu une autre automobiliste qui écoutait la même fréquence et chantait ostensiblement les paroles de In the Air Tonight. Hanté par cette vision, j’en suis venu à créer des choses en collaboration avec ce que les Allemands appellent Hirngespenster (les fantômes du cerveau).
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Il m’arrive d’être optimiste sur la façon dont YouTube et TikTok font évoluer la sensibilité du public, mais étant donné la logique économique dominante qui régit la production culturelle – et j’ai tenté de montrer cette progression dans ma vidéo en évoquant la carrière de Phil –, l’avenir me semble souvent insensé et bien sombre.
Pour voir In the Air Tonight, rendez-vous aux séances de la compétition L2.