Goûter avec Juste à Nantes
Entretien avec Marjolaine Grandjean, réalisatrice de Juste à Nantes
Quel a été le point de départ de Juste à Nantes ?
Il y a plusieurs points de départ, comme par exemple l’expérience de la fin de mon premier amour qui m’a pris un temps complètement anormal pour m’en remettre. Concrètement, il y a quelques années, j’envoie un scénario à un producteur qui le lit et me dit : « les trois premières pages sont formidables mais après c’est très bizarre, c’est comme si c’était un autre film. » Je m’aperçois que ce qu’il dit est vrai : il y a comme un ton enlevé, un peu comique, dans les trois premières pages qui disparaît complètement par la suite. Je décide de ne garder que les trois premières pages, et de me laisser mener par le ton et l’écriture elle-même. Me voici dans les pas d’Héléna, le personnage du film.
Le film se déroule avec une certaine fluidité : la soirée du groupe d’amies s’improvise au gré des évènements. Comment avez-vous construit le scénario ? Avec une approche plutôt spontanée, ou au contraire très écrite ?
Comme expliqué précédemment, je me suis lancée un peu par accident dans ce scénario : le personnage d’Héléna qui fait du stop est apparu en écrivant, comme celui de Claude qui la prend en stop. Ensuite, il y a eu du temps, et quelques décisions : l’envie de raconter la fin d’un premier d’amour, complètement mêlée à une soirée de sortie et de fête. À l’image de cette période qui m’a paru interminable – la jeunesse ? – où il m’a semblé vivre en permanence sur deux plans : le cœur sous rouleau compresseur / la vie, les ami-e-s, les aventures etc. Par ailleurs, il y avait un cadre à l’écriture : je voulais que tout ait lieu en une nuit. Il m’a fallu du temps pour trouver un équilibre dans ce « tressage », et réussir à ce que l’énergie du film ne chute pas après la rupture d’Héléna et Matthieu. Cela correspondait avec ce que je voulais raconter : la vie ne s’arrête pas.
Le personnage d’Héléna est particulièrement bien construit. C’est un personnage très riche, car irréductible à aucun stéréotype, qui conserve sa part de mystère. Est-ce cela que le plan fixe sur son personnage, à la fin du film, vise à souligner ?
Merci, cela fait plaisir à lire, et pour la fin : oui, votre formulation me parle. Cette fin – ce regard – n’étaient pas écrits. A un moment, c’était la fin du tournage, la baignade se terminait, il n’y avait plus de lumière, mais pour moi il manquait quelque chose : un plan de fin ?! J’ai demandé à Inès, la comédienne, qu’elle imagine regarder Mathieu, son amour perdu. Et puis au montage, on a gardé toute la fabrication, la mise en scène : on la voit m’écouter, refaire, et c’est une façon de sortir du film, en même temps que d’inscrire notre lien, qui est un lien de regard donc – elle est regardée : c’est en quelque sorte la jeune fille qui regarde déjà la femme qu’elle deviendra, ou la jeune fille regardée par la femme qu’elle deviendra, et qui contient l’idée du temps qui passe : tout une existence à venir – la sienne, qui est en effet « inaliénable ».
Juste à Nantes opère un intéressant renversement des stéréotypes : la force physique, l’irrévérence et la liberté sont du côté du groupe des jeunes femmes, tandis que Claude, lui, est en retrait, voire intimidé. On devine une volonté de d’interroger les attentes du spectateur. Était-ce votre intention ?
Je ne suis pas sûre de vouloir – en tout cas consciemment – me confronter aux stéréotypes de genre. Cependant, il est vrai que le personnage d’Héléna est un personnage « d’aventurière » : elle fait du stop et s’offre à la rencontre. Et quand on est une fille, sans doute un peu plus qu’un garçon, cela s’appelle prendre des risques. Le personnage masculin, quant à lui, se révèle très vite complètement inoffensif, et vient déjouer nos projections, nos peurs : c’est, au mieux, un chevalier servant qui se fait manipuler – avec joie – par toutes ces jeunes filles et, au pire, un boulet. Mais il y a des hommes comme ça ! Mon beau-père est comme ça, extrêmement serviable, curieux, c’est lui qui a prêté sa BX, il voulait jouer Claude d’ailleurs. J’ai beaucoup pensé au personnage de Bernard Menez dans Du côté d’Orouët de Jacques Rozier, qui ne cache pas son plaisir d’être en compagnie des demoiselles, quitte à s’en faire le jouet.
Avez-vous l’impression d’avoir une responsabilité dans cette question de la représentation ?
Bien sûr ! Pour Juste à Nantes, j’avais envie de raconter l’histoire d’une fille qui fait des rencontres. Ça a l’air de rien, mais pourtant, est-ce que cette question de la rencontre, la vraie rencontre, la rencontre de hasard, avec un autre totalement autre, n’est pas menacée ? Pour faire des rencontres, il faut aller dans le monde, il faut se livrer. Cela fait peur, et comme tout est fait pour qu’on ait peur, c’est plus simple de ne pas bouger. Donc le stop ça n’existe plus, il y a Blablacar, on s’inscrit, on peut même refuser de monter avec un homme si on est une femme. Mais si on veut rencontrer quelqu’un, on peut passer par des sites de rencontres, et « décider », « évaluer », qui on veut rencontrer etc. Quand j’avais 18-20 ans, je faisais du stop et je suis partie quelques fois en vacances toute seule, ça faisait très peur à ma mère, mais pour moi ça a été des moments importants, d’angoisse en partie mais de liberté surtout. Donc oui, par exemple, représenter une jeune fille qui fait du stop, je trouve que c’est important, représenter, c’est comme énoncer une possibilité.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
J’espère et je suppose un bel avenir du côté d’internet, qui supporte parfois mieux les formats courts. Il faudrait créer LA plateforme mondiale du court métrage, avec des abonnements, et un accès large aux courts métrages, les répertorier, par année, ou genre, ou auteur. (Ce qu’a commencé à faire l’Agence du court métrage avec Kinow ?) Ce que les gens veulent, et vont continuer de vouloir de toute manière, ce sont des histoires – peu importe leur durée. J’aimerais qu’il y ait plus de programmations de courts métrages au cinéma, en plus des festivals. J’avais beaucoup aimé un programme de courts métrages érotiques, qui s’appelait Destricted sorti en salle en 2006, dans lequel j’avais découvert le film très touchant de Larry Clark, Impaled.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
- Lire les deux tomes du Dossier M de Grégoire Bouillet.
- Ecouter Circles, l’album posthume de Mac Miller.
- Regarder Certaines Femmes de Kelly Reichardt, La Maison des Bois la série de 7 épisodes de 52’ réalisée par Maurice Pialat au début des années 70, ou le magnifique Gribiche (1925) de Jacques Feyder, découvert sur Henri, la plateforme de la Cinémathèque Française mise en place pendant le 1er confinement et toujours en accès libre.
Pour voir Juste à Nantes, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F3.