Lunch avec La chanson
Interview de Tiphaine Raffier, réalisatrice de La chanson
Quel lien avez-vous avec Marne-la-Vallée ?
J’ai grandi à Val d’Europe. Cette ville est plus construite avec des signes qu’avec des briques. Dans cette copie, des gens vivent, c’est à eux que je m’intéresse. Comment grandit-on dans une ville mensonge ? Une ville dont l’injonction première serait : “Pour être heureux, consommez !“ À quoi ressemblent les gens qui ne sont jamais sorti du simulacre, de l’empire de la consommation et du divertissement ? Est-ce qu’en grandissant dans un décor, on devient une fiction ? Comment accéder à l’art au royaume enchanté du Mainstream ? J’ai une fascination paisible pour cet endroit. Je le trouve beau et il rendait très heureuse ma mère.
Quel est votre intérêt envers les images documentaires et l’observation du monde animalier ?
Puisque cette ville réelle est un décor, j’avais besoin d’images réelles pour entrer dans son versant, la fiction. Comme pour donner plus de consistance à mes quatre personnages : Barbara, Pauline, Jessica et La Ville. L’animal a deux pouvoirs dans le film. Il est l’animal docile ou artificiel qui divertit les habitants et décore cette ville. Mais il est aussi par sa beauté et sa complexité un accélérateur esthétique. Il va faire entrer Pauline dans une véritable révolution culturelle. À la fin, l’ombre assez inquiétante d’un poisson nous laisse entrevoir que le monde animal reprend ses droits sur l’artifice. Mais j’aime l’artifice vous savez, sinon je ne ferais pas du cinéma. Je n’ai pas de fascination pour l’authentique, mais la nature me bouleverse parfois car j’y entrevois une forme de divinité. Concernant les documentaires animaliers, j’en ai regardé pas mal quand je faisais des insomnies (surtout quand j’étais à l’école de théâtre).
Comment avez-vous imaginé les trois personnages ?
Barbara, Pauline et Jessica ne questionnent absolument pas l’environnement qui les entourent. Telles de grandes enfants empaillées dans des corps vieillissants, elles sont assujetties à ressembler éternellement aux modèles qu’on leur a donné et aux rôles sociaux, préétablis pour chacune d’elle : la jeune femme éternelle. Je voulais que leur archétype dialogue avec ceux des teen movies ou des modèles donnés sur Disney Channel. Barbara, Pauline et Jessica, chacune dans son parcours et son évolution, sont écartelées par des désirs contradictoires et infiniment plus complexes. Elles doivent choisir entre la fusion et le libre-arbitre, la précession des modèles ou l’inconnu de la création. Au début, Barbara est détentrice de la caméra, c’est elle qui gère le temps et le corps de ses amies. Puis c’est une véritable révolution qui s’opère, dans le trio amical, mais aussi dans la ville.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport à la création musicale ?
C’est un vieux fantasme. Je crois que mon rêve absolu aurait été d’être chanteuse. Parce que je trouve que c’est l’art le plus simple et le plus direct. Il échappe totalement au rationnel. Mais la musique est aussi un marqueur social très puissant. J’ai peut-être été traumatisée par cette question au collège : “Et toi, t’écoutes quoi comme musique ?“.
La technologie vous inspire-t-elle dans votre propre processus créatif ?
Quand j’ai écrit La chanson, j’avais deux, trois intuitions. Il fallait que les chansons de Pauline soient intéressantes. Il fallait que ce soit des chansons d’amour sans mot d’amour. J’ai toujours été fascinée par la poésie des matériaux non-littéraires. C’est Cronenberg qui dit “D’après moi, la seule littérature authentique à l’ère moderne, ce sont les manuels d’utilisation. Choisissez ce réglage pour prendre des photos sans sujets : quel auteur du siècle passé a produit prose plus provocante et plus émouvante que celle-ci ?“. Cette citation me fait à la fois beaucoup rire et dialogue incroyablement avec les discours produits sur l’histoire de l’art. Mais quand on y pense, Val d’Europe est une ville-idée. Une sorte de fiche de lecture qui pourrait s’intituler : “l’architecture européenne pour les nuls“. Cette ville est aussi une notice, en quelque sorte.
Aimez-vous fréquenter les salons et expositions permettant de voir ou d’utiliser de vieux objets technologiques ?
J’adore. Mon musée préféré est celui des Arts et Métiers à Paris. Il y a une telle beauté dans l’innovation. Dans l’imperfection de la technologie de transition. Le minitel, la cabine téléphonique, le tam-tam. Ils charrient une nostalgie et un romantisme dingue, je trouve.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Non, que des contraintes. Mais sans contraintes pas de liberté. Donc oui. J’ai la sensation que je n’écris plus pareil depuis que j’ai réalisé ce film. La concision est extrêmement difficile. C’est presque ce qu’il y a de plus difficile. Faire court c’est du grand art en quelque sorte. J’ai l’impression que les gens ne s’en rendent pas assez compte. Il faudrait le dire plus. Faire beau, riche et court, c’est hautement complexe. J’admire tous les réalisateurs qui ont excellé dans ce domaine.
Pour voir La chanson, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F11.