Breakfast avec Le chant d’Ahmed
Entretien avec Foued Mansour, réalisateur de Le chant d’Ahmed
Pourquoi étiez-vous intéressé par la relation entre un homme proche de la retraite et un jeune ?
Je voulais parler des thèmes de la transmission, du manque affectif, de la rencontre qui promet pour un temps une forme de bonheur. Il s’agit d’une tranche de vie, d’une parenthèse dans deux existences solitaires. Ahmed ressent le besoin de satisfaire sa fibre paternelle qu’il n’a pu pleinement exercer avec ses propres enfants. Mike va venir combler ce manque. À travers ce garçon qui vit un pied au-dessus du vide, Ahmed se voit offrir une nouvelle chance. Avec Mike, je voulais traiter de la force des passions et des espoirs propres à la jeunesse, des envolées de l’âme de l’adolescent que nous, adultes, avons parfois tendance à moquer alors qu’on a vécu les mêmes. Je souhaitais aussi confronter deux langues, toutes deux imparfaites, mais qui symbolisent deux générations. L’idée que le langage peut être réinventé par deux personnages qui n’en maîtrisent pas les codes et qui parviennent à se comprendre.
La chanson du film « Pas perdus » est-elle à l’origine de votre inspiration ou est-elle arrivée après ?
J’ai effectivement vu ce téléfilm enfant. C’était la première fois qu’une fiction s’emparait de la figure du travailleur immigré pour en faire son personnage principal. Je crois que sa diffusion coïncidait avec le mouvement de la marche pour l’égalité, où une partie de la population des quartiers s’est soulevé pour hurler qu’elle existait et réclamait davantage de considération. Ce téléfilm, à son niveau, s’est inscrit dans ce mouvement. C’était un film mélancolique, qui parlait du racisme au quotidien, du mépris. J’en ai un souvenir assez vague, mis à part des déambulations du héros qui errait comme une ombre. En revanche, je n’ai jamais oublié la chanson du film, Le roi du balai, du groupe kabyle Djurdjura. Et si j’ai encore en mémoire le film, dont j’avais complètement oublié le titre, c’est grâce à cette chanson. D’ailleurs le court métrage s’est longtemps intitulé Le roi du balai. Ce type de personnage a été ensuite un peu plus abordé par la fiction, mais finalement assez peu. Je crois qu’à mon tour j’avais envie de faire de cette ombre un héros de cinéma.
Comment avez-vous eu l’idée des bains publics ?
C’est un lieu que je fréquentais enfant et adolescent. Un lieu que je détestais parce qu’il me renvoyait à ma condition, alors que je n’aspirais qu’à ressembler aux autres. Enfant, on développe une vraie aptitude au mensonge, on s’invente une vie à l’opposé de la sienne, mais ça ne tient plus si votre apparence physique trahit votre réelle situation. En restant propre, je pouvais faire illusion. Plus tard, j’ai réalisé que c’est justement parce que ce lieu existait que je pouvais me fondre dans la masse et maintenir ma dignité intacte. En y retournant pour préparer le film, j’ai constaté que rien n’avait changé. Ceux qui fréquentent ce lieu sont en majorité des gens que nous croisons tous les jours, sans soupçonner qu’ils vont y puiser, le temps d’une douche, un moment de répit dans des vies éprouvantes. Certains bains-douches à Paris reçoivent plus de 600 personnes par jour, avec une très grande disparité dans les profils : des sdf, des chômeurs, des travailleurs pauvres, des retraités, des étudiants, des mères isolées, des migrants… J’ai l’impression que ce sont des gens quasi absents de l’imagerie collective. Ahmed est le garant de ce moment d’intimité si précieux. Il se dégage une forme de noblesse dans sa mission, alors que lui-même est un égaré de la vie. Lui le déraciné apporte un moment de réconfort à d’autres déclassés. Un employé m’a un jour dit qu’il voyait les grands mouvements du monde se répercuter dans ce lieu : avec l’ouverture de l’Europe, il a vu un type de population nouvelle venue de l’est, avec les crises libyenne et syrienne de plus en plus de réfugiés. Sans parler du contraste entre la fonction première du lieu et la beauté de ses bâtisses. Certaines façades des bains publics sont aujourd’hui classées.
Pourquoi étiez-vous intéressé par le personnage d’Ahmed, étranger qui choisit de vivre en France pour s’assurer une activité professionnelle salariée et avez-vous d’autres projets cinématographiques avec ce modèle de personnage ?
J’avais envie de parler d’une génération d’hommes qui s’est acquittée de ses devoirs envers ce pays et envers les siens. Évoquer les blessures du déracinement, le sens du sacrifice. Ce sont souvent des hommes partis jeunes de leur pays d’origine pendant les trente glorieuses, qui ont parfois laissé de jeunes épouses, des enfants en bas âge, dans le seul but de subvenir à leurs besoins. Ce qu’ils n’imaginaient pas c’est que leur absence, au fil du temps, nuirait au lien familial. Cette vie de sacrifices a eu pour conséquence que leurs propres familles se sont habituées à cette absence. Une absence les a rendus étrangers aux yeux de ceux restés là-bas. Ils réalisent qu’ils ne se connaissent pas, ou plutôt qu’ils ne se connaissent plus. Certains ont réussi à maintenir intact ce lien en rentrant très souvent au pays ou en faisant venir leur famille en France, comme l’a fait mon père. Pour d’autres, ça a été plus compliqué. Ils n’ont pas réussi à entretenir ce lien, soit par manque de moyens, parce qu’ils vivaient dans des conditions difficiles, soit par choix, par honte…Aujourd’hui, c’est une génération sur le point de s’éteindre qui vit dans une solitude infinie, et même si beaucoup d’entre eux ont le mal du pays, ils restent en France parce que le retour au bled est source de malentendus et puis ils sont là depuis si longtemps. Ils se sont habitués à leur vie en France, à leur petite chambre au foyer, à leurs vieux voisins avec qui ils partagent le même vécu. Je ne sais pas si j’aborderais de nouveau ce thème, mais ce type de personnage m’accompagnera toujours. À travers lui, je convoque ma propre histoire.
Pourrait-on associer Le chant d’Ahmed au genre du réalisme social ? Vous sentez-vous connecté à ce courant cinématographique ?
Je ne sais pas trop à quoi est rattaché Le chant d’Ahmed. Le début du film est traité de façon naturaliste, presque comme une immersion sociologique. On s’attend à voir un documentaire, et puis le récit prend une autre direction, celle de la fiction. Cette double narration a d’ailleurs désarçonné les quelques personnes à qui j’ai montré le film au tout début, qui ne s’attendaient pas à ce qu’il prenne cette tournure. Ce que je pense pouvoir dire, c’est que j’aime parler du monde dans lequel je vis, tout en y insufflant du romanesque, de l’humour. Mon court précédent, La dernière caravane, traitait du monde ouvrier sous forme d’un western en noir et blanc. Les formes changent, la thématique reste. On peut raconter la même histoire de mille et une façons, j’ai le sentiment d’être à l’aise et à ma place dans ce mélange de genres.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Le format court métrage me permet de rester libre de mon inspiration et de mes envies. Je peux choisir mon sujet, les acteurs, le style, les gens avec qui je veux travailler. Ensuite, il existe évidemment des contraintes liées au manque de moyens, de temps. Mais avec le court métrage je m’autorise à tenter des choses, à prendre des risques que les enjeux liés au long métrage ne permettraient pas.
Pour voir Le chant d’Ahmed, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F8.