Lunch avec Nacht Uber Kepler 452b (Une nuit sur Kepler 452b)
Entretien avec Ben Voit, réalisateur de Nacht Ueber Kepler 452b (Une nuit sur Kepler 452b)
Comment est né Nacht Ueber Kepler 452b ? Pouvez-vous nous parler un peu du tournage ?
Presque tous les documentaires que j’ai vus sur les gens qui dorment dans la rue me posaient un problème. J’avais toujours l’impression que le réalisateur profitait d’une personne vulnérable afin de faire un film plus sentimental. Je détestais le fait que ces personnes étaient exhibées et réduites à leur statut de « sans-abri ». C’est comme si on m’appelait « sans-voiture » parce que je n’ai jamais possédé de véhicule. Il en faut bien plus pour définir une personne. Quand je vois quelqu’un dormir à même le sol par des températures négatives, je n’arrive pas à comprendre d’où vient cette force. Moi, si je n’ai pas dormi depuis deux jours, je suis complètement incapable de faire quoi que ce soit. Alors que tant de gens m’ont raconté ne dormir que quelques heures par nuit, d’un sommeil agité, et ce depuis des années, ça me dépasse complètement ! Comment faire la part des choses entre la fiction et la réalité si on ne dort qu’à moitié ? Je voulais trouver un moyen cinématographique d’entrer dans la tête de nos protagonistes. Je voulais faire un film sur une ville qui ne dort jamais, mais qui ne demande que ça. Notre but était de comprendre la perception de ces gens dont la vie est une interminable fuite, et qui ne se souviennent pas quand ils ont dormi dans un vrai lit pour la dernière fois. Je voulais évoquer cette urgence de la nuit. Montrer comment ce qu’on voyait là se transformait en paysages intérieurs. Montrer comment ces fragments de conversations deviennent des pensées collectives. Et cette prise de conscience du fait qu’aucun d’entre nous ne peut survivre sans une raison de se réveiller le matin.
Comment avez-vous travaillé avec les agents qui s’occupent des sans-abri ?
Je fais mes études à l’école de cinéma Babelsberg Konrad Wolf, et Nacht Ueber Kepler 452b était mon film de première année en tant que réalisateur. J’ai adoré ce que nous a dit notre maître de stage, Daniel Abma : « Ne faites pas un film sur nous sans nous », et j’ai sans doute appliqué cette règle à l’extrême. Avant le tournage, j’ai expliqué très clairement à tous nos protagonistes comment j’imaginais le film, d’un point de visuel et sonore, et je leur ai suggéré de me donner des idées. S’ils devaient faire le film eux-mêmes, qu’y ajouteraient-ils ? Il était bouleversant de constater la sérénité de leur regard sur les choses, alors qu’ils paraissaient de prime abord si implacables. Je les ai aussi réunis pour leur montrer les premières prises et leur demander leur avis, et il a été très enrichissant pour nous d’écouter leur retour. Dennis, celui qui s’endort dans le train au début du film, a fait des remarques qui m’ont fait répondre : « Toi, tu es prêt pour l’école de cinéma ! ». La plupart disaient juste qu’ils ne s’étaient jamais vus sous cet angle. Je regrette de n’avoir pas filmé ces réactions. Même chose en ce qui concerne Matze et Arthur, les deux responsables du bus d’hiver de la Mission de la Ville de Berlin. Ils avaient déjà eu du fil à retordre avec des équipes de tournage qui se croyaient en safari, mais ils nous ont donné une chance et ont fini par nous prendre sous leur aile. Dans tous les quartiers où nous les avons accompagnés, les gens connaissaient leurs noms et même dans les conditions les plus rudes, Matze et Arthur arrivaient à faire sourire tout le monde. Quand je leur ai demandé s’ils étaient conscients du fait qu’il était impossible de venir en aide à ces milliers de gens qui dorment dans les rues de Berlin, ils m’ont simplement rétorqué : « Oui, mais on peut essayer ».
Que va en retirer le public, à votre avis ?
Si le film pouvait briser quelques barrières, je serais comblé. Un type est venu me voir une fois après la projection et m’a dit qu’après avoir vu le film, il se posait plus de questions qu’avant. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Je lui ai dit que si ça lui donnait envie d’aller parler à une personne qui vit dans la rue, ce serait le plus bel effet que le film puisse avoir. L’existence du film n’a en rien amélioré les conditions de vie de nos protagonistes. La seule chose qui a pu avoir un impact, c’est le fait qu’on se soit intéressés à eux, qu’on les ait écoutés, qu’on ait rigolé et bu des bières avec eux. Je me suis rendu compte qu’une simple poignée de main est quelque chose de bien rare dans ce milieu.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Notre film a un côté expérimental qui ne passerait sans doute pas dans un documentaire long métrage. Réaliser un long métrage, pour moi, c’est comme escalader une montagne. Tout le monde dit que c’est le voyage qui compte et non la destination, mais ça ne les empêche pas d’être furax s’ils n’atteignent pas leur but ou que le ciel est couvert quand ils arrivent au sommet. Avec un court métrage, on a le droit de prendre une cuite dans le premier bar venu, de se rouler dans l’herbe et de se réveiller dans les bras d’un berger le lendemain matin. Ce qui compte, ce n’est pas d’aller quelque part, mais d’être quelque part. Pour moi, le film est le seul support qui permette de condenser l’espace et le temps, de conserver des moments sans limite de péremption. Et de gagner du temps de vie, car découvrir en vrai tout ce qu’un cinéaste met dans un film me prendrait des mois ou des années. Mais si on me disait que je n’ai plus que dix ans à vivre, je vivrais de façon bien plus audacieuse, radicale et libre de tout préjugé. C’est ça le court métrage, pour moi.
Quelles sont vos références cinématographiques ?
La seule chose dont on se soit volontairement inspirés, ce sont les photographies de Khalik Allah. Avec Konrad Waldmann, mon chef opérateur, j’étais à la recherche d’un style cohérent pour dépeindre nos protagonistes sans les exhiber. Nous nous sommes rendu compte que plus on se rapproche d’un visage, plus il est anonyme. Cela peut paraître contradictoire, car on sait bien que les yeux sont des fenêtres qui s’ouvrent sur notre âme et qu’un gros plan extrême de la peau dessine un paysage unique. Mais étrangement, des amis qui ont visionné nos prises nous ont demandé pourquoi avoir filmé la même femme trois fois alors qu’il s’agissait de trois femmes différentes. D’une manière générale, je m’attache à trouver un point de vue qui s’écarte des sentiers battus. Ce qu’il y a de plus difficile dans toute forme d’art, c’est de simplifier nos moyens d’expression. De sacrifier des perles en gardant seulement l’essentiel. Voilà pourquoi je tente de montrer des fragments de la réalité que nous avons entrevue, pour permettre au spectateur de reconstituer lui-même le puzzle. Dans ce film, on tenait également à désorienter le spectateur, afin d’éviter qu’il regarde le film avec sa raison, mais qu’il soit plutôt emporté dans la frénésie de la nuit. Pour créer cette sensation de confusion entre réalité et fiction. Cette sensation de perdre pied, que ce soit dans un rêve, dans un souvenir ou dans le moment présent.
Pour voir Nacht Ueber Kepler 452b (Une nuit sur Kepler 452b), rendez-vous aux séances du programme I8 de la compétition internationale.