Panorama 2025 : focus géographique
Maabar* – Une traversée dans le jeune cinéma libanais
Bienvenue au pays du miel et de l’encens, dont l’histoire agitée de tragiques soubresauts est difficile à résumer ici. Le Liban a vécu la thawra (révolution) en 2019, la pandémie de COVID-19, l’explosion du port de Beyrouth en août 2020 et une nouvelle agression de l’armée israélienne en 2024. Les lieux de production ont été balayés, la livre libanaise a perdu 95 % de sa valeur et 82 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Face à cette situation, les artistes demeurent et se réinventent en dépit de tous ces obstacles. Pour un pays d’une superficie un peu inférieure à celle de deux départements français de taille moyenne (10 452 km2), le septième art libanais a pris dans les dernières années une ampleur et une portée étonnantes. Le nombre de réalisateur·rice·s va croissant, chacun·e pétri·e de ses propres expériences et références. En résulte un mélange de genres et de styles issus d’un pays cosmopolite où se brassent cultures et idées, où les coproductions internationales et l’identité multiple des réalisateur·rice·s, souvent ballotté·e·s entre deux pays, sont autant de facteurs qui favorisent la créativité.
Trois programmes du focus montrent cette vitalité, proposant de nouvelles idées pour faire du cinéma, partager des films et surtout retrouver des espaces perdus. Quasi exclusivement tournées sur la dernière décennie, nombre de ces propositions sont portées par des femmes. Par exemple, Dania Bdeir et son film Warsha (photo 1) avaient bouleversé le festival en 2021. Également primé à Sundance, son court métrage magnifie les circonvolutions de ce migrant syrien au-dessus de Beyrouth. Suspendu à une immense grue, le voilà enfin libre.
Dans des conditions précaires, la jeune génération de cinéastes qui ne se résout pas à l’exil se replie sur des techniques peu coûteuses, telles que la vidéo. C’est ainsi que toute une culture d’art vidéo, à la croisée des chemins entre cinéma expérimental et documentaire, s’est instaurée au Liban. Des artistes comme Waël Noureddine explorent cette voie. Avec Ça sera beau (From Beirut with Love) (photo 2), il met en œuvre montage cinétique, collage calligraphique, mosaïque musicale, pour servir sa conception héroïque de l’image : « Une caméra est dangereuse, lorsqu’on fait des images, on les fait « pour l’éternité », c’est une responsabilité que de faire des images ». Avec Pasolini au cœur et F. J. Ossang pour la bande-son, le film irradie et résonne douloureusement avec l’actualité.
Inédit au festival, Les Chenilles (photo 3) des sœurs Michelle et Noel Keserwany, a été récompensé par l’Ours d’or au festival de Berlin en 2023. Inspirées par les conditions difficiles du travail des femmes dans les soieries françaises du XIXe siècle au Levant, et notamment au Mont-Liban, les Keserwany créent une histoire contemporaine qui aborde également le sujet de l’émigration.
Ely Dagher a reçu la Palme d’Or à Cannes en 2015 avec son court métrage Waves ’98 (photo 4). En 1998, la capitale libanaise est pleine d’espoir. Huit années après la guerre civile, elle tente de se reconstruire avec ses habitant·e·s et sa jeunesse en colmatant les blessures et les fissures. Mais une décennie plus tard, l’optimisme semble être retombé, les problèmes urbains se multiplient, la mauvaise santé des bâtiments et l’instabilité constante rongent Beyrouth. C’est dans ce contexte que le cinéaste Ely Dagher a grandi, oscillant entre l’irrémédiable lassitude et l’amour profond qu’il porte à sa ville. Inédit au festival, son film adopte une technique d’animation particulièrement belle, mêlant dessin pur et photographie. Le réalisateur offre un hommage poignant à sa ville, à la fois tant haïe et pourtant tant aimée.
Les vies de Maki, une Éthiopienne, travailleuse immigrée et suicidaire, et Zorro, une actrice au chômage, se croisent lorsqu’une opération de trafic de diamants à Beyrouth déraille. Avec un casting explosif et une mise en scène nerveuse, Maki & Zorro (photo 5) est un film d’action qui surprend. La malice et le rythme que lui insuffle Rami Kodeih, son réalisateur, vont scotcher les spectateur·rice·s à leur siège.
Tout comme avec White Noise (photo 6), on reste proche du film de genre : Said effectue sa première nuit d’agent de sécurité sous le grand pont au centre de Beyrouth. Entre les caïds du coin et un vagabond suicidaire, équipé seulement d’un talkie-walkie et d’une lampe torche, il essaie de prendre son travail au sérieux. Au lever du soleil, la ville l’aura avalé. Coréalisé par Lucie La Chimia & Ahmad Ghossein, ce film a eu une belle carrière en festivals.
Un quatrième programme est entièrement consacré à un ami du festival : Wissam Charaf, sélectionné et primé à de multiples reprises à Clermont, il a été membre du jury national en 2020. Son film, Et si le soleil plongeait dans l’océan des nues, a reçu le prix spécial du jury lors de la dernière édition du festival (photo ci-contre). Autodidacte, Wissam vient du journalisme, il a l’habitude de tourner vite ; ses courts métrages dressent un état des lieux du Liban empli de poésie et ourlé d’un humour absurde et minimaliste tendance Kaurismäki.
Grâce à Oiseaux-Tempête, nous avons eu la chance de faire la connaissance dans Khamsin (Grégoire Orio & Grégoire Couvert, programme Décibels ! Clermont-Fd 2020) de militants et artistes qui ont décidé que la création et l’action devaient l’emporter et ouvrir un cycle plus heureux pour le pays. Cette musique si importante, on vous invite à la découvrir dans un programme Décibels ! entièrement dévolu au Liban. Nous y trouverons Nadim Tabet qui réunit dans Enfin la nuit (photo 7) les deux figures tutélaires de la scène musicale libanaise : Fadi Tabbal et Charbel Haber. Le film rend hommage au club mythique AHM, les quatre morceaux d’Enfin la nuit accompagnent les images d’une jeunesse beyrouthine qui dansait encore, un mois seulement avant les explosions, dans l’euphorie de nuits de fêtes.
Joyaux brut sublimé par les images de Vincent Moon, Nâr déploie ses volutes aux premières lueurs du jour tout en haut de l’immeuble Mkaless, cœur palpitant de la musique indépendante beyrouthine (photo 8). La réalisatrice Jessy Mousallem filme des ouvriers agricoles dans la vallée de la plaine de la Bekaa. Son Heart of Sky (photo 9) à une familiarité avec les clips vidéo de The Blaze, il mêle l’électro de Damian Lazarus & The Ancient Moon à une réalisation virtuose.
Un programme Collections est consacré à l’autrice la plus importante de la période : Jocelyne Saab (photo 10). Issue de la bourgeoisie chrétienne beyrouthine, Jocelyne Saab n’en fut pas moins une militante de gauche acharnée. Sa trilogie de Beyrouthraconte « sa » guerre dans des documentaires déchirants. Des fragments du passé remontent à la surface grâce à la puissance créatrice. C’est du côté des femmes, comme souvent, que la mémoire peut redevenir un outil d’analyse et une étape bienfaitrice dans une acceptation de l’impossible résilience. Un second programme Collections, Letters (photo 11), capture formidablement le Liban tumultueux de 2024, sur fond de guerre à Gaza. Le film réunit 18 réalisateur·rice·s qui transforment des récits personnels en réflexions cinématographiques, tissant une mosaïque de résilience et de créativité au milieu des bouleversements régionaux et mondiaux. Il se déploie comme un projet cinématographique collaboratif initié par Josef Khallouf rassemblant tous ces cinéastes libanais·es aux horizons divers. L’initiative commence avec chaque participant·e rédigeant une lettre en réponse à la question : « Que ressentez-vous en ce moment ? »
Le cinéma libanais a le vent en poupe. Mais la grande histoire ne semble pas vouloir le laisse souffler un peu…
*Le Passage