Dîner avec Que la Bête monte
Entretien avec Marthe Sébille, réalisatrice de Que la Bête monte
D’où vous est venue l’idée de cette aventure assez surnaturelle ?
Ce projet est en germe depuis très longtemps. Il est né d’expériences vécues et de mes convictions féministes et écologiques. Il y a quelques années, je me suis retrouvée coincée dans un TGV en pleine campagne, alors que je devais repasser mon permis le lendemain très tôt. Au bout de 4 heures d’attente, un jeune homme très pressé a pris la décision de rejoindre à pied le prochain village. Nous l’avons suivi à plusieurs. Très vite, le groupe nous a distancé et je me suis retrouvée seule avec lui à traverser un champ de maïs. Il m’a appris qu’il était en permission pour le week-end et qu’il devait rentrer le soir même à la maison d’arrêt. J’ai ressenti un mélange de peur et de fascination quant à l’étrangeté de la situation. Aussi bien par sa détermination à retourner à son enfermement que mon inconscience d’avoir suivi un inconnu. J’ai longtemps repensé à cette histoire, à cet avant-goût d’aventure, à tous les possibles qu’offraient ce champ de maïs, à la tentation qui s’était présentée à nous. Celle d’échapper à nos obligations sociales et retrouver notre liberté. Pourtant nous avons résisté, nous avons été forts. Ou dociles. En tout cas, nous n’avons pas cédé à nos pulsions. Je me suis donc imaginé une histoire où il n’y aurait jamais de village mais au contraire une forêt homérique et infinie qui révèlerait les désirs les plus enfouis. Un couple inattendu fait ce voyage ensemble, une rencontre impossible entre Lupa et Alban. En poussant à son extrême cette vaste question pour Lupa : jusqu’où peut aller le désir ? Celui d’être libre et de se sentir vivante.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le choix du titre ?
C’est évidemment un clin d’œil à Chabrol. J’ai toujours aimé ce titre : Que la bête meure. Percutant, efficace, troublant. Une injonction à la tragédie. Dans ce dernier, Paul est la bête à abattre, le symbole du patriarcat : dominant, violent, vulgaire, lâche… Dans mon film, Lupa est la femme qui doit vivre, s’affranchir de tous ses empêchements et laisser la bête monter en elle.
Comment s’est déroulé le tournage en pleine forêt ?
C’était à la fois très beau et très difficile. J’ai fait les repérages début mai, juste après le premier confinement, avec mon conjoint qui est décorateur. Après tant d’enfermement, nous étions subjugués par la beauté de la nature, la puissance des forêts, inaccessibles en véhicule. Il a fallu argumenter auprès de la production pour les convaincre : la forêt est LE décor du film, elle doit être pure, magique… quasi primitive. Pendant le tournage, nous avons eu la chance d’avoir un temps magnifique car nous n’avions aucun décor intérieur sur lequel nous rabattre en cas d’intempéries. Le tournage était en septembre, après le confinement donc, toute l’équipe avait envie et besoin de travailler à nouveau et d’être dehors. Les paysages de Dordogne étaient majestueux mais difficiles d’accès. Nous avons dû penser à un matériel plus léger et compact grâce à la cheffe opératrice Eva Sehet, pour acheminer le matériel à la main. Il fallait tout le temps le porter et partout ! Tout le monde s’y est mis, de la mise en scène aux acteurs. D’ailleurs ils ont été incroyables. Entre autres prouesses, Pauline a fait toutes les scènes pieds nus.
On retrouve dans le film des moments d’horreur, de science-fiction… Vous êtes-vous inspirée de films de genre ? Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Mes inspirations n’ont pas été tellement cinématographiques pour ce film. En premier lieu, il y a ma relation à la nature, qui depuis toujours est une ressource fondamentale où je peux convoquer l’invisible. Puis l’œuvre de Garcia Marquez et le réalisme magique. Je me suis aussi intéressée aux sciences-humaines, aux arts et aux mythes multiples sur l’animalité et la sauvagerie pour explorer la transformation de Lupa. Souvent c’est un désir profond d’affranchissement qui revient. La notion du devenir-animal chez Deleuze a retenu mon attention. Partant du fait que l’animal sauvage est sans cesse aux aguets pour se nourrir et se protéger, il compare cette attitude ultra consciente du monde à celle du philosophe ou de l’artiste. Le mouvement du devenir-animal, c’est être capable de remarquer et questionner les détails du monde, d’y être aussi sensible qu’un animal. Il y aussi les rites chamaniques sibériens de transformation animale qui m’ont intéressé, le passage dans l’animalité était fait pour digérer un événement du réel, retrouver des ressources de vie, de force et d’oppositions. Lupa fait l’expérience du retour à la vigueur primitive et quitte ainsi un corps malade. Je souhaitais interroger les questions de genre et d’héroïsme. Redistribuer les cartes du courage et de la virilité. Lupa, devenue héroïne amazone, se saisit enfin de sa force. Mais les Autres, les humains, peuvent-ils supporter une femme aussi libre et farouche ? Ici, les chasseurs incarnent le mal. La femme puissante devient une bête à traquer et à assassiner. Le film est un hommage aux femmes éprises de liberté, stoppées dans leur élan par ceux qui ne le supportent pas. Avec la cheffe opératrice Eva Sehet nous avons étudié des films en pleine nature (The Lost City of Z, Dans la brume électrique, Aguirre la colère de Dieu, The Revenant, La Balade sauvage…) et avec la monteuse Jeanne Oberson nous avons évoqué la danse contemporaine, qui était une référence pour moi dans la direction d’acteurs ainsi que l’univers magique de Miyazaki.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marquée ?
Deux films sur la solitude. Nuit blanche de Samuel Tilman (2010), je me souviens de l’intensité du suspense. Comment Samuel Tilman m’avait fait vivre une nuit coincée en haute montagne sans jamais la filmer. Époustouflant. Eremia Eremia d’Olivier Broudeur et Anthony Quéré. Primé à Clermont Ferrand en 2008. Une narration épurée, la puissance de l’image, le langage cinématographique total.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
La sincérité du regard. Une certaine générosité. De l’émotion.
Pour voir Que la Bête monte, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F4.