D’où est venue l’idée de Invisible Eyes ? Qu’est-ce qui pousse à faire un film qui parle d’enfance, de cruauté et de nature ?
Je m’intéresse au monde invisible qui existe en parallèle du monde visible, mais qui passe inaperçu à cause de nos limites optiques, des préjugés, des croyances, etc. Je m’intéresse aussi aux diverses émotions qui passent par les yeux, comme la culpabilité qui naît de la crainte d’avoir été observé par des yeux étrangers ou l’empathie suscitée par l’examen de son propre esprit à travers le regard de quelqu’un d’autre. Je pense que les gens ont tendance à être cruels envers les êtres invisibles, surtout quand ils ne peuvent pas voir les yeux de leurs adversaires. Le fait qu’on tente de bander les yeux des condamnés à mort, pour réduire le sentiment de culpabilité du bourreau, en est un parfait exemple. Ceci dit, même si un être n’est ni visible ni facile à reconnaître, je suis convaincu qu’il peut voir le monde à travers son propre regard, et qu’il a le pouvoir de l’influencer. Ainsi, j’ai eu envie de faire un film qui parlerait de ce thème un jour. Puis un jour, au cours d’une discussion avec le producteur, celui-ci m’a raconté une sortie qu’il avait faite avec des amis d’enfance pour attraper des oiseaux, sortie dont ils étaient rentrés les mains vides. Soudain, en écoutant cette histoire, il m’est venu l’idée que ce serait chouette de faire un film sur la cruauté pure des enfants. Je me suis dit que les aventures de ces enfants dans des forêts mystérieuses, en dehors des espaces quotidiens, pourraient attirer naturellement l’attention du public vers des êtres qu’on ne peut d’ordinaire pas voir ou reconnaître facilement. J’étais convaincu que ce serait intéressant de pouvoir penser aux êtres qui coexistent avec nous dans le réel, mais qui demeurent invisibles, à travers les divers aspects de créatures de la forêt auxquelles on ne prête pas souvent attention.
Parlez-nous de votre style d’animation. Quelles techniques employez-vous ?
Selon moi, il y a deux types de réalisateurs qui font leurs propres animations. Les réalisateurs qui ont un style particulier qu’ils font évoluer, et les réalisateurs qui changent de style à chaque projet. Je crois que j’appartiens à cette seconde catégorie. J’ai travaillé sur plusieurs courts métrages d’animation à ce jour, et il n’y en a pas un qui ait le même style. On m’a même dit qu’on pourrait croire que mes films ont été faits par des personnes différentes. Bien sûr, j’ai tendance à essayer différentes formes d’expression parce que c’est mon désir de réalisateur, de travailler différents styles. Cependant, plutôt que de m’obliger à changer de style consciemment, je m’efforce d’exprimer le thème de l’œuvre plus efficacement, donc je pense que c’est ça qui se passe, tout simplement. Par exemple, j’ai tenté de faire quelque chose en stop motion avec des objets en tissu pour exprimer l’univers dans des dimensions variées, et j’ai aussi utilisé l’aquarelle ponctuellement pour décrire le monde invisible dissimulé dans le brouillard. Comme je travaillais seul sur presque toute la production artistique et l’animation d’Invisible Eyes, j’ai essayé de trouver une manière plus efficace de réaliser mes objectifs. Pour ce film, j’ai fait des économies en dessinant image par image au moyen d’un logiciel numérique, qui me permettait de réduire les pertes de temps ou de qualité qui seraient survenues si j’avais dû filmer ou scanner les images.
Avez-vous, à un moment ou un autre, envisagé une autre fin pour Invisible Eyes ?
Tel que je vois les choses, comme le monde est rempli d’angoisse due à l’incertitude, les gens ont tendance à attendre des films une fin claire et univoque. Cependant, je préfère les fins ouvertes qui proposent des pistes et expriment la volonté du protagoniste, mais qui laissent les possibilités ouvertes de diverses manières, comme dans la vie. Dans la dernière scène, je voulais exprimer fermement que des êtres invisibles comme ceux-ci ne sont pas sans valeur, même si, la plupart du temps, ils ne se font pas remarquer, et qu’ils sont des êtres précieux qui peuvent influencer le monde et y vivre en l’observant de leurs propres yeux. Au départ, je projetais une scène de fin dans laquelle une énorme créature – sorte de fourmi géante formée par plusieurs minuscules fourmis – suivait les enfants alors qu’ils redescendaient la montagne. Cependant, ça m’a paru un peu forcé et incohérent. Du coup, durant la phase de production à proprement parler, j’ai achevé la scène sur la formation d’un énorme amas de fourmis pour montrer leur influence, doublée d’un très gros plan sur le visage d’une petite fourmi qui regarde les spectateurs. En voyant la dernière scène, le public peut avoir l’impression qu’il s’agit du prélude à la revanche de la fourmi. Bien sûr, je pense que les gens ont plutôt tendance à ne pas se montrer cruels par peur des représailles, dans une certaine mesure. Mais pour que les humains puissent vraiment mûrir, je suis convaincu que c’est l’empathie envers les autres qui doit motiver les actes plutôt que la peur. La dernière scène s’achève sur une mise en valeur des yeux de la fourmi, d’une manière qui fait qu’elle établit un contact visuel avec le public. J’ai fait ça parce que, pour éveiller l’empathie envers les existences discrètes, je me suis dit qu’il était nécessaire d’avoir ce contact visuel et de ressentir que le sujet est un être vivant à part entière, qui a son propre regard.
Y a-t-il un court métrage qui vous a particulièrement marqué ?
Il y a plein de courts métrages qui sont réalisés à travers le monde et le nombre d’œuvres marquantes ne cesse d’augmenter, alors c’est difficile de répondre. Cependant, les premiers courts dont je me souviens sont les films qui m’ont fait prendre conscience que l’animation était un outil qui pourrait bien convenir à l’expression de mes pensées, à une époque où je travaillais en arts plastiques. C’était une époque où internet n’était pas aussi répandu qu’aujourd’hui, et ce n’était pas facile de voir des courts métrages au cinéma, alors je faisais des kilomètres pour aller en voir tout seul dès que j’entendais parler d’une petite projection. Ça m’est sans doute d’autant plus resté que je faisais du chemin pour voir ces films et que c’était difficile de les voir, mais j’étais très impressionné par les récits qu’ils proposaient et par leur réalisation originale, car c’était différent des œuvres que j’avais vues jusqu’à présent. Je me souviens des court-métrages des films d’animation japonais Memories et Manie-Manie : Les Histoires du labyrinthe, et de quelques courts des frères Quay et de Yuri Norstein parmi les films que j’ai vus à l’époque.
Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon film ?
Un bon film parvient à faire entrer le public dans la vision originale du réalisateur, à faire comprendre aux spectateurs le regard inédit de celui-ci sur un monde qu’ils n’avaient jamais imaginé, ou au contraire, qu’ils connaissent déjà, créant ainsi un écho étrange dans leur cœur qui les fait réfléchir en profondeur et en détail. Peut-être est-ce comme un rêve qui ne cesse de nous revenir à l’esprit, et qu’on ne peut expliquer avec précision.
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