Entretien avec Sarra El Abed, réalisatrice de Y’a pas d’heure pour les femmes
Comment est née l’idée de Y’a pas d’heure pour les femmes ?
Depuis un moment déjà, je tenais à présenter la condition des femmes en Tunisie, qui je trouve, est plutôt surprenante et contradictoire. Cependant, il était très important pour moi de présenter celle-ci de manière authentique, ou du moins, de la présenter telle qu’elle m’a été apprise et racontée. À l’approche des élections une grande peur de perdre ces avancées faites pour et par les femmes s’est fait ressentir. Je voulais avoir le pouls réel de la situation. Ce lieu qui a bercé mon enfance et ces femmes ont été une source d’inspiration, mon école du féminisme. Il m’a donc semblé naturel voir évident de tourner dans ce lieu. Pour y avoir passé plusieurs après-midis depuis la révolution, je savais pertinemment qu’elles ne parleraient que de politique et de l’impact qu’elles en subissent au quotidien. J’aime aborder des sujets et des thèmes sérieux mais à travers de vraies personnes, à travers le quotidien. Leur humour, franchise et couleur donne envie de les écouter, de les comprendre. Il y avait également une envie dans ce film de retour aux sources, une envie d’immortaliser ma grand-mère, figure incontournable et grande inspiration. De redevenir spectatrice, comme pendant mon enfance, de ses débats acharnés autours d’une cigarette et d’une mise en plis. Car au fond, la condition de la femme en Tunisie relève de l’intime pour moi. J’ai passé mon enfance à leur promettre que je les raconterai et c’est un peu avec cette envie folle d’enfant que j’ai tourné ce film.
Comment avez-vous travaillé avec les femmes du salon pour faire oublier la caméra ?
Nous nous sommes présentées les premiers jours avec le matériel et avons fait semblant de tourner pour les habituer à la caméra. Puisque les clientes sont presque les mêmes chaque jour, au bout de 2-3 jours tout le monde était habitué à notre présence. Puisque nous avons rapidement développées une amitié avec elle, la caméra n’avait plus d’importance et se présentait à elles comme un séchoir. Étonnamment, ça a été plutôt facile de disparaitre dans le décor. C’est aussi des femmes qui ont l’habitude de se mettre en scène, être regardées les rend parfois plus à l’aise que l’inverse.
Une des forces du documentaire est de montrer différents points de vue. C’était important, pour vous, de donner à voir les dissensions, les différences de génération et d’orientations politiques entre ces femmes ?
Absolument, c’était d’ailleurs l’un des enjeux les plus importants. D’une part, ça prouve que les opinions sont diverses et que les gens sont en mesure de réfléchir par eux-mêmes. Contrairement à d’autres pays qui ont subis des dictatures, il est intéressant de voir la pléthore d’opinions et d’idées qui peut jaillir d’une même population. L’important pour moi avec ce film, ce n’était pas de dire que tel homme politique prévaut sur un autre, ou que tel régime est meilleur, mais plutôt de montrer que les femmes sont éduquées, ont une opinion qu’elles font valoir, mais également que la condition féminine reste pour chacune d’entre elle un combat qu’elles ne sont pas près de perdre. Les gens ont beaucoup de préjugés sur les femmes arabes. Ayant immigré assez jeune au Québec, j’ai souvent eu à corriger des inepties concernant les femmes musulmanes. Présenter cette diversité permet de démanteler ces stéréotypes. Elle permet également de montrer l’évolution et les changements importants subis par le pays simplement lorsqu’on voit la différence de discours entres les différentes générations.
Comment s’est passée la réalisation du documentaire, de son écriture à sa post-production ?
Le film est très personnel et a été réalisé avec des collaborateurs qui sont aussi des amis très proches. C’est une incursion dans ce lieu, mais aussi dans mon enfance et mon rapport aux femmes de ma famille. Tous les participants tenaient donc presque autant que moi à la réussite du film. Le travail a été acharné et parfois compliqué, mais la familiarité du processus nous a souvent fait oublier que nous étions en train de travailler. À l’écriture et au tournage ça a été une occasion pour moi de me plonger dans l’histoire de mon pays et dans son quotidien que je ne côtoie que pendant les grandes vacances habituellement, de le partager aussi avec mon équipe. La post-production a été la partie la plus difficile. Beaucoup de contenus, d’idées, une cacophonie notoire, un casse-tête qui a été parfois dure mais agréable à résoudre.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Je pense que c’est un format qui va prendre beaucoup plus d’importance dans les prochaines années. Avec les plateformes numériques et la rapidité à laquelle on mène notre existence, le court métrage est devenu un format privilégié qui n’appartient plus uniquement aux cinéphiles. Il y aussi, je crois, des sujets et des thèmes qui sont nettement plus intéressants à aborder en court et une plus grande liberté qui vient avec.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Dernièrement je tente quand même de privilégié une certaine légèreté. La musique. Beaucoup, beaucoup de musique et de tout. Je me perds aussi à regarder beaucoup de spectacles d’humour, rire fait du bien par les temps qui court, c’est mon remède de prédilection. Et la radio. Je suis retombé amoureuse de ce médium dans les derniers mois, j’aime sa liberté. Et surtout, de pouvoir forcer mon imaginaire à dessiner ce qu’il entend.
Pour voir Y’a pas d’heure pour les femmes, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I7.
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