Dernier verre avec Turbine
Entretien avec Alex Boya, réalisateur de Turbine
Serait-il correct de voir dans votre film une analogie avec l’impact des nouvelles technologies qui ont tendance à s’immiscer considérablement dans nos vies, au détriment des relations que nous tissons avec les gens ?
Oui, la manière dont la technologie s’est installée dans nos vies nous a changés. Cependant, je ne sais pas si c’est au détriment de la façon dont nous interagissons entre nous. Dans mon film, il y a une résistance à la technologie, mais peu à peu, elle s’infiltre dans la maison sous forme d’appareils banals puis exerce une domination subliminale, jusqu’à ce que ces appareils ménagers deviennent des prolongements du corps. Turbine est campé librement dans les années 1940, au moment où la technologie entre en grande pompe dans l’espace domestique grâce aux premiers appareils électroménagers. L’histoire présente la turbine comme un symbole du modernisme et de la vénération technologique qui ont redéfini les sociétés. La nôtre ne fait pas exception puisque téléphones intelligents, montres et autres gadgets s’invitent aujourd’hui sans vergogne dans notre univers quotidien et nous font, pourrait-on dire, perdre la face. Au lieu de me concentrer sur des éléments contemporains comme les téléphones intelligents et Internet, je souhaitais remonter plus loin dans le passé pour examiner comment la guerre a fait naître ces technologies.
Comment vous est venue l’idée autour de ces engins spécifiques : un avion de guerre, une locomotive ?
Les origines de Turbine, curieusement, ne proviennent pas d’une expérience personnelle, mais d’un songe. J’ai rêvé d’un grand champ et d’un homme de dos. En m’approchant assez pour le voir de profil, j’ai remarqué que son visage était plat. Quand je me suis retrouvé devant lui, j’ai vu une turbine dans son visage creux, d’où bavait une sorte de salive/huile de moteur. L’homme m’a dit de m’approcher pour qu’il puisse murmurer à mon oreille. Je saisissais tout de sa voix mécanique et régulière. Une fois réveillé, j’ai réalisé qu’il s’agissait simplement du son du climatiseur de la chambre à coucher.
Dites-nous-en plus sur votre style d’animation. J’ai l’impression d’avoir déjà eu affaire à ce genre d’esquisses et de dessins dans de vieilles archives datant du 19esiècle…
J’étais illustrateur médical pour l’Université McGill et d’autres clients à Montréal. J’aime faire ce type d’images parce que je perçois le corps de cette façon. La tâche consistant à produire des représentations physiques opaques de la “matière de l’âme“, telle que l’amour qui unit le couple dans le film, a conduit à la création de la série d’images sobrement allumées qui composent le court métrage. Les problèmes de Turbine sont décrits et résolus comme des interventions chirurgicales sur le corps. Alors, j’ai utilisé un style qui s’approche des techniques de gravure sur cuivre, rappelant les encyclopédies à l’approche neutre de Denis Diderot. C’est ce que j’appellel’“expressionnisme medical“.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Le court métrage offre la possibilité d’être explosif. On n’est pas accablé par la durée. Ma liberté est en grande partie due à l’Office national du film du Canada (ONF), l’un des plus grands laboratoires de courts métrages au monde, où l’on exerce l’art d’explorer et la liberté de s’exprimer. Il est important de savoir que ma famille a émigré de la Bulgarie au Québec quand j’avais deux ans. Cette comédie montre deux univers aux antipodes : ma terre natale – je me suis inspiré des lettres, des objets et des vieilles photos datant de l’époque juste avant ma naissance – et mon enfance nord-américaine typique, au cours de laquelle ce qui s’est le plus rapproché d’un conflit se résume à des batailles avec des figurines Star Wars. À l’ONF, j’ai pu pleinement fouiller dans cette dualité et j’ai aussi eu la chance de travailler dans le même corridor que Theodore Ushev, qui m’a surtout encouragé à définir mes propres règles d’auteur.
Pour voir Turbine, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I2.