Goûter avec Under the North Sea (Sous la Mer du Nord)
Entretien avec Federico Barni et Alberto Allica, coréalisateurs de Under the North Sea (Sous la Mer du Nord)
Comment vous êtes-vous intéressés aux études sur la matière noire ?
Federico : Ce n’était pas vraiment un sujet avec lequel j’avais beaucoup d’atomes crochus (je suis davantage attiré par les sciences de la vie). En premier lieu, ce qui m’a amené vers la mine de Boulby, ce sont les extrémophiles halophiles. Je pense qu’il en va de même pour Alberto. En revanche, le projet de recherche sur la détection de la matière noire est le plus ancien organisé sur le site et la raison pour laquelle celui-ci a été aménagé en premier lieu. Il permet de structurer la compréhension que les communautés de la mine ont d’elles-mêmes, et a fini par structurer le sujet de notre film par la même occasion.
Alberto : Nous nous sommes de plus en plus intéressés aux recherches sur la matière noire et à la manière dont elles étaient menées en nous rendant sur place : du contraste entre les scientifiques qui s’efforçaient de réaliser des analyses sous-terre et les mineurs qui extrayaient le sel, jusqu’à l’industrie lourde et la physique des particules qui se côtoient dans le même espace isolé, en passant par les ramifications de cette union.
Pourquoi vous êtes-vous intéressés à ce monde souterrain ?
Pour plusieurs raisons. Nous nous intéressions à la vie dans des environnements extrêmes, que ce soit à l’échelle humaine ou au-delà. Notre première tentative pour lancer ce projet a eu lieu à l’été 2016, juste après le Brexit. C’était une période très confuse, et nous pensions que cet endroit, où deux groupes opposés, que sont les scientifiques internationaux et les mineurs locaux, disparaissent de la surface de la Terre et étaient forcés de travailler ensemble, pourrait nous offrir un éclairage intéressant sur de nombreux sujets. Bien sûr, nos visions des deux groupes étaient simplistes mais c’était déjà un bon point de départ. De plus, ce lieu reproduisait des environnements extraterrestres. Cet aspect lié à la science-fiction, aux confins du réel, était vraiment irrésistible. Nous avons également compris que l’obscurité des profondeurs était un outil cinématographique très puissant et cela nous attirait énormément. Cela n’est pas très différent de l’expérience que l’on vit dans un cinéma. Il y avait beaucoup de petits îlots de lumière et de vie connectés par des milliers de kilomètres d’obscurité. Nous avons dû les réarranger et les associer comme les pièces d’un puzzle jusqu’à ce qu’ils fassent sens. Et si vous ne pouvez pas voir ces connexions, vous devez faire des déductions et tirer vos propres conclusions.
Comment avez-vous collaboré avec les scientifiques ? Êtes-vous venus tourner des images avant d’écrire le scénario ?
Federico : Les scientifiques étaient nos interlocuteurs privilégiés, car nous partageons la même formation et connaissons leurs manières de procéder, ou du moins c’est ce que nous pensions Nous avons tissé de très bonnes relations avec toute l’équipe et cela nous a donné des points d’accès qui nous renvoyaient notre propre regard sur ce lieu et ces communautés pour interpréter leurs expériences.
Alberto : Nous avons été invités dans la mine pour la première fois à l’occasion d’un congrès scientifique international. Les participants venaient de différentes disciplines, mais chacune de leurs recherches pouvait tirer parti d’une manière ou d’une autre de cet environnement souterrain extrême. C’était incroyable de se retrouver au milieu de tout ça, et cela a également révélé les lacunes de notre approche générale pour réaliser ce film. Quand nous sommes revenus un an plus tard, nous avions une idée vraiment définie de ce sur quoi nous voulions enquêter mais aussi de ce que nous devions faire pour y arriver. Nous nous sommes éloignés du style de pure contemplation et avons structuré chaque scène autour de plans, tout en définissant quelques lignes directrices sur notre approche visuelle et narrative. Donc, oui, d’une certaine manière nous avions un scénario, que nous avons développé autour des images tournées lors de notre première visite.
Aborder le sujet de l’exploration vous intéresse-t-il ? Avez-vous d’autres projets autour de ce thème ?
Federico : Réaliser des films est pour moi un moyen de me connecter à différents mondes et de me dépasser physiquement et mentalement. Je travaille actuellement sur un projet qui aborde ces thématiques par le biais de l’archéologie, ainsi que sur un film se déroulant dans des mines abandonnées que j’ai trouvées et explorées l’été dernier. Mais j’essaie de poser les bonnes questions sur l’exploration et les frontières, plutôt que de les glorifier. C’est pourtant tentant car elles sont fascinantes. L’exploration permet d’ouvrir son esprit, mais elle porte également en elle les germes de l’évasion et de l’impérialisme. Peu importent les confins vers lesquels elle vous mène, ces lieux vous apparaissent comme nouveaux mais ils sont presque toujours déjà habités par quelqu’un ou quelque chose.
Alberto : Je pense que chaque film que l’on cherche à faire représente une sorte d’exploration. Et parfois, celui-ci n’amène pas de réponse concrète ou finale mais ne fait que soulever plus de questions. C’est un cycle sans fin, un vaste processus itératif. Ce qui m’attire, c’est de découvrir ce qui est caché, parfois juste sous notre nez, ce qui est inconnu ou pas totalement compris, même si c’est évident. Je travaille actuellement sur un court métrage qui explore les processus de compréhension de la mort du point de vue d’un enfant. Étant espagnol et je me concentre sur les aspects culturels et historiques de mon pays d’origine.
Quel est l’avenir du format court métrage d’après vous ?
Federico : Les outils et plateformes numériques ont permis à de nombreuses personnes d’horizons différents de voir les films comme des objets d’art. Les formats courts ont un énorme potentiel à ce niveau-là. Le défi reste de créer un environnement dans lequel cet élan peut être approfondi et célébré plutôt que laissé dépérir sur les réseaux sociaux.
Alberto : C’est une question délicate, mais je pense qu’on n’est pas loin de la vérité. Il faut simplement que le caractère unique du format court ainsi que sa tradition en matière d’expérimentation et de nouvelles formes de narration soient reconnus et pris au sérieux sur le long terme.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Federico : Pour rester dans les thématiques de cette interview et contredire mes derniers propos sur l’évasion, je vous recommande plusieurs livres de science-fiction que j’ai lus l’année dernière : la saga Noumenon de Marina J. Lostetter, Agency de William Gibson et Un souvenir nommé empire de Arkady Martine.
Alberto : Pour contrebalancer les choix de Federico, je vous recommande deux livres et un film qui m’ont marqué cette année, qui n’ont absolument rien à voir avec les thèmes abordés plus haut : Autobiography of Red de Anne Carson, une superbe réécriture du mythe grec de Géryon ; Son corps et autres célébrations de Carmen Maria Machado, un magnifique recueil de nouvelles ; et Lovers Rock, le deuxième volet de l’anthologie Small Axe de Steve McQueen.
Pour voir Under the North Sea (Sous la Mer du Nord), rendez-vous aux séances de la compétition labo L4.