Dîner avec Vas-y voir
Entretien avec Dinah Ekchajzer, réalisatrice de Vas-y voir
Comment avez-vous travaillé et articulé les différents matériaux que vous aviez en votre possession ?
Je savais depuis longtemps qu’il y avait dans l’armoire du salon de chez mes parents des archives remontant aux années passées par ma grand-mère au Niger et en Côte d’Ivoire, mais je n’avais jamais pris la peine d’y jeter un œil. L’occasion m’en a été donnée au moment de réaliser mon film de fin d’études, à la Fémis. J’y ai découvert des images en 16mm qui montraient la vie quotidienne de ma grand-mère et de ma mère, de nombreuses photos et une vingtaine d’heures de bandes sonores, enregistrées sur une période de plus de six ans. Si j’ai vite su que je voulais questionner l’indépendance de ces pays, à travers la relation de ma grand-mère avec Abdou, son boy, la forme et le fond du film se sont modelés petit à petit, au fil du montage. J’ai d’abord passé beaucoup de temps à sélectionner et à trier les sons, en me fiant à ce qui me touchait, m’intéressait ou m’amusait le plus. C’est en essayant de monter ces sons, sans images d’abord, que j’ai commencé à faire des choix plus nets entre ce qui pouvait « faire séquence », ce qui était plus de l’ordre de la bribe, et ce qui ne rentrait pas dans le film. Parallèlement à ce travail de son, j’ai fait plusieurs expérimentations de montage des images 16mm muettes de ma grand-mère. Il m’a fallu beaucoup de temps pour réussir à combiner ces images et ces sons. La forme des séquences de repas familiaux, par exemple, a été particulièrement difficile à trouver. Je ressentais le besoin de voir les « protagonistes » en situation, pour mieux entendre leur voix. C’est en discutant avec Marine, la productrice, qu’est apparue l’idée d’animation. Le style un peu enfantin des photos découpées, trouvé avec Juliette, l’animatrice, me plaisait beaucoup car il « recyclait » la matière photographique de ma grand-mère tout en inventant autre chose. Ce n’est qu’après plusieurs semaines de montage que j’ai pris mon courage à deux mains et ai décidé de filmer ma mère. Ce temps était sans doute nécessaire pour mûrir les questions que je voulais lui poser. Ses réponses m’ont donné de belles surprises, jusqu’à la clef de la relation entre Madeleine et Abdou qui manquait à la construction du film. La voix off, quant à elle, a trouvé sa forme définitive en toute fin de montage. Je la voulais aussi simple, honnête et discrète que possible. Je voulais surtout qu’elle ne dise que le juste nécessaire, sans prendre en charge toute l’émotion du film.
Les conversations entre votre grand-mère et Abdou, le boy, sont-elles tirées d’enregistrements réels et si c’est le cas comment se fait-il que vous ayez cette matière audio ?
Oui, toutes les conversations sont tirées de vrais enregistrements. Ma grand-mère avait un magnétophone à bande magnétique, avec lequel elle avait pris l’habitude d’enregistrer sa vie quotidienne. Dans les enregistrements que j’ai retrouvés et numérisés, il y avait à la fois des moments d’échanges avec ses élèves de l’école de cinéma d’Abidjan, les rushes originaux de ses reportages pour la télévision scolaire de Niamey, beaucoup de chansons, poèmes et histoires drôles racontées par ma mère enfant, et des enregistrements en temps réel de nombreux repas familiaux. Elle posait l’enregistreur sur un coin de la table et le laissait tourner pendant tout le repas. C’était une façon de garder une trace de sa vie là-bas, un peu comme nous filmons nos proches avec nos téléphones aujourd’hui.
Dans Vas-y voir, les motivations de votre grand-mère dans sa démarche cinémato-ethnologique sont-elles secondaires par rapport à sa relation avec Abdou ? Ses films sont-ils archivés quelque part, à la BNF ou à l’INA par exemple ?
Ma grand-mère a exercé plusieurs métiers en Afrique. Elle a d’abord travaillé à la télévision scolaire de Niamey, au sein de laquelle elle réalisait, avec d’autres coopérants et des locaux, des reportages pédagogiques à destination des écoles de la région. Malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé trace de ses réalisations. Elle a ensuite exercé un an en tant que professeur de français au lycée d’Abidjan, puis a fondé dans cette même ville le département de cinéma de l’Institut national des arts. Elle était une pédagogue avant d’être une réalisatrice et, finalement, le seul film qu’elle n’ait jamais réalisé est le court métrage Vas-y voir, dont j’ai repris le titre. Ce court métrage a été réalisé dans un cadre amateur. Il n’a jamais été recensé, ni archivé nulle part. J’aimerais d’ailleurs beaucoup entreprendre un travail de restauration de ce film et lui donner l’occasion d’être vu. Si j’ai choisi de mettre autant en avant la relation entre ma grand-mère et Abdou, c’est probablement parce que je ressentais que se jouait là un rapport de classes et de « races » qui cristallisait pour moi beaucoup des enjeux et paradoxes de cette époque néocoloniale. Je trouvais plus juste d’aborder le film sous cet angle, que de faire un portrait complet et exhaustif de la vie et de la carrière de ma grand-mère.
Avez-vous cherché à retrouver Abdou ou sa famille pour recueillir un autre angle d’approche ?
Oui, j’en avais très envie au début du projet. J’ai d’ailleurs mis du temps à accepter que je ne le retrouverai probablement pas. J’avais une seule information à son sujet : il était devenu chauffeur pour l’ambassade des États-Unis. J’ai appelé à Niamey et à Abidjan pour savoir si son nom figurait dans d’anciens registres, en vain. J’ai également fait beaucoup de recherches sur internet, qui ne se sont pas révélées concluantes. J’avais beaucoup de réticences à faire un « film de famille », car je craignais de ne pas intéresser les gens. Le fait de ne pas avoir retrouvé Abdou m’a permis de comprendre que ma grand-mère devait être le personnage principal du film.
Pouvez-vous nous dire comment vous avez choisi la musique qui termine le film et les raisons de votre choix ?
Tout au long du montage, puis en travaillant avec Thibaut, le monteur son, je me suis efforcée d’utiliser au maximum les enregistrements de Madeleine. Quand ça ne suffisait pas, nous cherchions des sons d’époque, idéalement pris dans les pays correspondants aux images. La chanson traditionnelle qui termine le film a été enregistrée par ma grand-mère dans un village ivoirien. C’est l’un des premiers sons que j’ai découvert et j’ai rapidement senti que ce serait la seule et unique musique que je mettrais dans le film.
Demain on reconfine, quels plaisirs culturels conseillez-vous pour échapper à l’ennui ?
Peut-être en profiter pour aller fouiller dans les placards de vos parents !
Pour voir Vas-y voir, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F9.