Dîner avec Jiminy
Entretien avec Arthur Môlard, réalisateur de Jiminy
Dans Jiminy, vous proposez un film fantastique particulièrement ‘possible’ où il me semble que vous développez peu le côté effets spéciaux et grand spectacle. Vous êtes d’accord ou non, avec cette impression de « non-futurisme » du film ?
On ne voulait pas dépeindre un univers futuriste trop éloigné du nôtre, à la fois pour des questions de budget, mais aussi pour éviter que le spectateur ne prenne trop de distance par rapport au sujet. Nous avons préféré dépeindre un futur très proche, un futur comme un simple prolongement du présent. C’est pour ça que nous avons essayé d’éviter les accessoires technologiques trop « high-tech ». On a préféré partir d’objets ordinaires, quotidiens, prosaïques, et les tirer vers la science-fiction : d’où l’utilisation de simples élastiques comme joystick pour piloter le criquet d’une personne…
Quelles ont été vos inspirations ?
L’idée de base vient d’une expérience scientifique qui a réellement eu lieu : en 2002, des scientifiques américains ont installé dans le cerveau d’un rat une puce électronique qui leur permettait de diriger les mouvements du rat à distance. Ça nous a amené à réfléchir à ce qui pourrait découler d’une telle avancée technologique si on l’appliquait à l’être humain.
Esthétiquement, plusieurs films nous ont inspiré : principalement Les fils de l’homme, pour la représentation d’un futur à la fois extrêmement familier et en même temps subtilement différent, mais aussi Bienvenue à Gattaca, Minority Report, A.I. (Intelligence Artificielle)…
Concept d’une entreprise qui propose une « conscience » parfaite aux citoyens, Jiminy est présenté comme un gadget technologique de rêve, comme un produit de luxe et rappelle notre asservissement contemporain aux technologies d’assistanat et de divertissement. Le Jiminy que propose votre film est-il une « appli » pour assistance à la construction sociale et morale ?
De nos jours, les gens font de plus en plus confiance à la technologie : pour s’orienter, pour choisir leurs aliments… De là à imaginer un « GPS de l’esprit », qui nous aide à prendre des décisions importantes (sociales, morales), il n’y a qu’un pas. Dès qu’un programme sera doté d’un algorithme suffisamment puissant, qu’est-ce qui nous empêchera de lui faire une confiance aveugle ? Nous vivons souvent notre libre-arbitre comme un fardeau, et je pense que nous n’attendons qu’une occasion pour nous en décharger. Il est probable qu’un jour, la technologie nous offre cette occasion.
Avez-vous un smartphone ? Vous sert-il de GPS ? D’agenda ? De soutien par exemple avec des rappels anti-tabac ? De console de jeux ? Que pensez-vous de notre mode de vie « moderne » ?
Je n’ai pas de smartphone car je sais que je deviendrai très vite accro : je regarderai mes mails en permanence, j’arrêterai de lire dans le métro, j’utiliserai le GPS sans arrêt… Il est prouvé que, quand on utilise un GPS en permanence, notre sens de l’orientation s’atrophie. Mon sens de l’orientation étant déjà d’une fiabilité toute relative, j’aime autant ne pas empirer les choses !
Quant au monde moderne, je pense que nous n’avons pas conscience de l’étendue de notre dépendance à la technologie. C’est pour ça qu’on a imaginé, dans Jiminy, des individus qui sont devenus incapables de prendre la moindre décision sans l’aide de leur criquet. C’était une manière satirique de parler du monde d’aujourd’hui.
Régulièrement dans Jiminy, les personnages se dédouanent de leurs charges émotionnelles en enclenchant le mode « automatique ». Ce mécanisme m’a fait penser au système cérébral de l’état de choc, aussi appelé sidération psychique et très souvent lié à des situations de stress traumatique extrême.
Aviez-vous considéré le parallélisme avec cet état de choc à l’écriture ?
Nous n’avons pas pensé à l’état de choc en particulier, mais de toute évidence, les criquets permettent aux individus d’éviter un tas de petites contrariétés quotidiennes. C’est une manière de fuir la réalité en levant les obstacles qu’elle oppose à notre désir. C’est dommage, car c’est précisément le fait de surmonter les obstacles qui nous permet de progresser et d’évoluer. On en arrive à ce paradoxe : plus la technologie progresse et plus l’espèce humaine risque de stagner dans son évolution. A moins, évidemment, qu’on considère la fusion homme/machine comme la prochaine étape de notre évolution…
La faculté qu’a le personnage principal de se positionner rapidement en mode automatique n’est pas sans rappeler notre facilité à recourir aux technologies facilitant le quotidien. Pensez-vous qu’on peut définir une frontière entre assistance utile et perte de capacités à trouver les réponses par soi-même ?
C’est une question dont on a souvent débattu avec mon co-scénariste Teddy Jacquier. Pour ma part, je pense que cette frontière, si tant est qu’elle existe, doit être extrêmement ténue, car toute forme d’assistance implique à long terme une part de dépendance plus ou moins grande. C’est l’écueil qu’on a voulu pointer avec le personnage de l’enfant autiste à qui ses parents ont installé un criquet. Le mode automatique lui permet peut-être d’avoir l’apparence d’un adolescent normal extérieurement, mais intérieurement, il souffre d’être dirigé en permanence. En se substituant à sa prise de décision, est-ce que son criquet ne l’empêche pas de progresser par lui-même ?
Par rapport à un film comme Matrix auquel on pense forcément, dans Jiminy vous dissociez la volonté d’être l’Élu, le modèle à suivre, du choix de prise en main de sa propre existence. L’un de ces choix vous semble-t-il utopique ? Égocentrique ?
On a vraiment vu Nathanaël comme quelqu’un qui, à un moment du film, décide de convertir les autres de force à sa propre religion – d’où la figure du « baptême forcé » qui revient à plusieurs reprises dans le film (dans la fontaine, dans la baignoire…).
Il s’arroge le droit de manipuler les autres pour leur propre bien, il se dit qu’il sait ce qui est bon pour eux. Non seulement, ce choix est égocentrique, mais en plus il est dangereux : on ne joue pas impunément avec l’esprit humain sans en payer les conséquences. C’est pour ça qu’on voulait qu’il y ait un retour de bâton : les décisions qu’il prend finissent par se retourner contre lui…
Enfin, le personnage principal de Jiminy retrouve une femme dans un hôpital. Je me suis questionnée sur leur relation, sur la possibilité que notre héros ait un trouble médical, peut-être mental. Comment définiriez-vous cette femme dans votre univers ? Est-ce une militante anti-technologies ?
Le lieu dans lequel se déroule ces scènes est une clinique de rééducation pour les personnes qui réapprennent à vivre sans criquet. Nathanaël s’y rend pour déjeuner avec Claire, une médecin avec qui il entretient une relation sentimentale. Nathanaël est réparateur de criquet, il croit à cette technologie et à ses bienfaits. Claire, au contraire, est confrontée tous les jours aux abus et aux paradoxes engendrés par les criquets : c’est pour ça qu’elle a un point de vue particulièrement critique sur la question. En outre, elle en souffre, dans sa relation avec Nathanaël, qui a semble-t-il tendance à passer souvent en mode automatique – même pour faire l’amour !
Claire aimerait sensibiliser Nathanaël à son addiction au criquet. Mais comme pour les alcooliques, le pas le plus dur à franchir, c’est d’admettre qu’on est alcoolique.
Tous les événements qui arrivent au héros pendant cette journée, tous les personnages qu’il croise sur sa route, visent à le conduire, étape par étape, à la prise de conscience de son addiction au criquet.
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Pour voir Jiminy, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F4 et SCO.