Dernier verre avec Goût bacon
Interview de Emma Benestan, réalisatrice de Goût bacon
D’où est venue l’inspiration pour Goût bacon ?
Il y a longtemps, alors que je buvais un verre avec un ami Morgan Simon (réalisateur de plusieurs courts passés par Clermont dont Essaie de mourir jeune et Réveiller les morts, compétition nationale 2015 et 2016), Morgan m’a raconté qu’il venait d’entendre des filles parler de goût bacon dans le bus de manière très sérieuse. Elles se demandaient si c’était péché ou pas. La conversation était très amusante et on s’est tous les deux dit que c’était une super idée de début de film. Mais c’est surtout les discussions avec les jeunes et l’idée du dispositif Cinétalents créé par 1000 visages qui a aussi permis à ce film-là d’exister. Le film s’est fait lors d’une résidence Cinétalents. Il s’agissait de faire un film avec une vingtaine de jeunes en peu de temps. On avait trois jours de tournage et un atelier d’improvisation qui nous a nourris.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport des jeunes adolescents à l’amour ?
Je voulais parler de deux garçons amoureux à leur manière, l’un avec une idée de l’amour, l’autre avec une petite souffrance parce que j’en avais marre de cette caricature de jeunes garçons de banlieue juste méchants avec leurs sœurs et misogynes avec leurs copines. Je voulais sortir de ce cliché et donner à saisir la fragilité des garçons et la force des filles que j’avais en face de moi.
Je suis beaucoup partie du duo que forment Bilel et Adil dans la réalité. En échouant chacun de l’autre côté, ils font l’expérience des filles et de ce qu’ils définissent ensemble comme « l’amour » en rigolant.
Et dans le questionnement de la pression sociale à laquelle ils doivent faire face, en particulier entre jeunes, multipliée qui plus est par le pouvoir des réseaux sociaux ?
C’est une amie qui, au cours d’un tournage avec des adolescents, m’a parlé du snap. J’ai été très vite intriguée par cet objet qui joue à la fois sur les deux versants d’une modernité contradictoire : l’éphémère (lorsqu’on reçoit un snap on ne peut le visionner qu’une fois et ensuite il se supprime instantanément) et l’éternité : l’information qui dure et prend place au cœur du tribunal social. Le snap sert comme outil fort à la rumeur et au fantasme dans le fait qu’il n’est qu’une mémoire instantanée, qui peut donc donner lieu à toutes les suppositions. Nourris par les vidéos postées en chaîne sur Internet et par le biais maintenant du téléphone portable, les adolescents intègrent cette nouvelle forme de rapport social dans leur quotidien.
Lorsque l’on parle de ces nouvelles technologies et qu’on lit certains faits divers sur le suicide de nombreux adolescents à la suite de vidéos violentes les humiliant, on a envie directement de se tourner vers le drame, la tragédie de cette image incontrôlable, véritable arme et adversaire du Moi face aux autres. J’ai voulu prendre le contrepied et en faire une comédie. Le snap sert ici de prétexte à la quête amoureuse. Et même si cette quête est présentée pour les deux comme un mensonge, elle va leur permettre à chacun de prendre conscience de quelque chose. Bilal se fait dépouiller par Bahia et apprend que les filles ne sont pas si faciles qu’il l’entend, et Adil partagera la souffrance de Jennifer et devra ainsi passer son homophobie. À l’image de leur duo et de cette adolescence, entre tradition et modernité, il faut composer avec les éléments de la vie : draguer une fille, l’embrasser face aux regards et à l’interdit. Interdit que l’on décide, qui peut être léger comme terrible. Elle avait un goût bacon.
Pourquoi avoir choisi d’ajouter à cela le questionnement des frontières communautaires du groupe auxquelles les jeunes protagonistes sont tenus de se limiter pour être acceptés par leurs pairs et le contraste entre le positionnement intime de chacun des personnages et son attitude apparente ?
La question des frontières communautaires n’est autre que la question du tribunal interne à tout microcosme dans une société. Qu’est-ce que dans ce groupe je suis censé ressentir, penser, à quelles valeurs je suis censée adhérer ? Mais ces valeurs sont remises en doute comme les filles le font lorsqu’elles débattent sur le goût bacon, ou encore lorsqu’Adil se trouve à faire semblant d’être homosexuel pour parvenir à toucher Jennifer. Parce qu’à ce moment-là, Adil, dans son exclusion, la comprend aussi.
Je suis une grande admiratrice des films de Rohmer et cette question du paraître / être est aussi au cœur du marivaudage amoureux. Qu’est-ce que je choisis de dire, de montrer et qu’est-ce que je ressens différemment ? C’est un procédé qui me permettait très vite d’être dans la comédie et de travailler le sous-texte avec les jeunes comédiens qui faisaient leur première expérience professionnelle.
Pensez-vous que certains tabous peuvent faire souffrir une partie des jeunes et les isoler des autres ?
Des tabous, il y en a à tout âge. Je pense juste que l’exclusion peut être très forte, et opère de manière très cruelle aujourd’hui via les réseaux sociaux. Le snap sert comme outil fort à la rumeur et au fantasme dans le fait qu’il n’est qu’une mémoire instantanée, qui peut donc donner lieu à toutes les suppositions. Nourris par les vidéos postées en chaîne sur Internet et par le biais maintenant du téléphone portable, les adolescents intègrent cette nouvelle forme de rapport social dans leur quotidien. Néanmoins, le film ne tend pas à juger les uns ou les autres, mais bien à faire un constat et surtout à pouvoir rire de ses faux-semblants et parler justement un peu, du « tabou » de l’homosexualité. En tout cas, pendant le tournage du film, nous avons pu avoir de longues discussions sur la pression, sur l’homosexualité avec les jeunes, et je pense que cette discussion est nécessaire.
Et comment avez-vous pensé les personnages des jeunes voisins qui mettent la pression aux protagonistes ?
Je voulais très vite qu’on soit pris dans un compte à rebours pour lancer la quête des filles avec Bilel et donc il fallait que ces personnages interviennent assez vite et de manière violente. C’est peut-être aussi la séquence « sérieuse » du film, la plus « dramatique ». D’autant plus qu’on a tourné à Grigny, au cœur de la cité d’où viennent une grande partie des jeunes qui participaient au tournage.
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
Un énorme coup de cœur : Moi, Daniel Blake de Ken Loach.
Si vous êtes déjà venue, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
La première fois que je suis venue à Clermont c’était à 17 ans, j’étais en option cinéma, il neigeait, il faisait très froid. Mais je me rappelle être allée mettre une lettre dans la boîte aux lettres qui était à l’étage. Et ensuite j’ai rencontré un réalisateur dont j’avais beaucoup aimé le film. Et ça c’était super. Il y a une vraie possibilité de rencontre entre le public et les réalisateurs. C’est assez magique.
Pour voir Goût bacon, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F4.