Dernier verre avec Les corps interdits
Interview de Jérémie Reichenbach, réalisateur de Les corps interdits
Comment avez-vous rassemblé la matière qui a servi pour les images ? Avez-vous fait toutes les prises de vue vous-même ? Pourquoi avez-vous choisi de ne pas donner à voir à l’écran toutes les voix que l’on entend ?
La jungle, lieu de vie sordide et dangereux, me fascine et me révulse. Pour les habitants qui y vivent parfois depuis des mois, la situation est dramatique. Certains ont vécu l’horreur de la guerre ainsi qu’un long et périlleux voyage dans les conditions que l’on sait. Traumatisés, maltraités par la police, malades, à bout de nerfs, croupissant dans ce lieu infect, ils sont maintenant bloqués à Calais sans vision d’avenir. Alors, l’omniprésence des journalistes et l’œil inquisiteur des caméras, qu’elles soient journalistiques ou militantes, sont vécus comme une ultime agression qui les prive du peu qui leur reste, le droit de disposer de leur image. L’hostilité compréhensible qu’il en résulte à l’égard de la moindre caméra m’oblige à remettre totalement en question l’acte même de filmer. Je suis bouleversé et écrasé par un sentiment d’impuissance. Quant aux personnes que je rencontre, qui n’ont presque rien mais qui m’invitent à le partager avec eux, il est hors de question qu’elles soient filmés. Elles ont peur que leur image soit utilisée contre elles si un jour elles arrivaient à passer en Angleterre, elles ont peur que leurs familles les voient dans cette situation ou soient mises en danger si les autorités de leur pays d’origine les reconnaissaient. Il n’y aura donc pas d’images d’eux. Je fais alors quelques expériences d’enregistrement audio uniquement et, à ma grande surprise, la parole se délie immédiatement et mon micro devient pour eux une sorte de haut-parleur, un moyen d’exprimer au monde leur sentiment de révolte et d’injustice, et le mien par la même occasion. De mon côté, je sens qu’il me faut revenir à l’essentiel, et je décide d’expérimenter la photo argentique et la pellicule Super 8. C’est décidé, je ne filmerai que des lieux vides et des silhouettes, respectant ainsi leur droit à disposer de leur image. On ne verra pas ces corps qui posent tant problème, ces corps niés, ces corps interdits. Je reviens alors pour une seconde période et je travaille en noir et blanc pour m’éloigner encore de l’immédiateté de l’image journalistique.
D’où proviennent aussi les dessins ?
Les dessins ont été réalisé par un jeune garçon d’une vingtaine d’années qui résidait dans la jungle, il raconte son parcours (qui est celui de tant d’autres) ainsi que les violences que subissent ceux qui tentent de passer vers l’Euro tunnel ou le port de Calais.
Et les témoignages sonores ? Quelle part des témoignages recueillis avez-vous conservée ? Sont-ce les voix réelles ou ont-elles été jouées par des comédiens à partir des prises originales ?
J’ai dû enregistrer une petite dizaine de personnes, toutes les voix sont celles de personnes rencontrées sur place.
Comment est venu le questionnement de l’être humain et de son animalité réelle ou supposée, mis en exergue dans le film ? Et qu’est-ce qui vous intéressait dans cette question en particulier ?
Cette question est venue dans ce qui a été exprimé par les personnes exilées que j’ai rencontrées. Le fait est que, sans que je ne l’aborde, cette question est présente dans plusieurs discours de personnes qui n’avaient pas de lien entre elles.
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
Difficile de faire le bilan de tous les films que j’ai vus mais un est particulièrement sorti du lot, c’est L’étreinte du serpent de Ciro Guerra, pour moi, on touche ici au chef-d’œuvre, tant pour la mise en scène, l’image sublime, que la construction narrative et aussi et surtout ce que le film nous dit (de nous, de ce qu’est la colonisation). Et j’ai beaucoup apprécié La loi de la jungle, et j’adore l’humour très novateur d’Antonin Peretjatko, dont les films sont, en plus, et mine de rien porteurs d’un sous-texte politique pertinent. Chapeau !
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
Non je ne suis jamais venu, par contre j’ai eu la chance de venir à Clermont-Ferrand deux fois, invité par le festival de documentaires Traces de vie, et j’ai été on ne peut mieux accueilli par une équipe très sympathique que je salue au passage, bien qu’ils n’aient pas sélectionné mon premier long métrage documentaire Sangre de mi sangre, alors qu’il m’a demandé bien plus de travail que le court métrage qu’ils avaient sélectionné, mais je conçois que le film soit aussi bien plus dérangeant car il comportait de nombreuses scènes tournées dans un abattoir.
Ce que j’attends du festival ? Non je n’attends rien de particulier, je suis heureux de pouvoir montrer mon travail dans ce cadre et bien que la jungle de Calais ait été démantelée, la situation est loin d’être réglée et le film peut jouer un rôle pour sensibiliser un public sur la situation que vivent les personnes exilées avec un point de vue distinct de celui des médias.
D’autres participations sont-elles prévues durant le festival (rencontres, expressos, etc.) ?
J’ai rien contre un expresso…
Pour voir Les corps interdits, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F1.