Dîner avec Roujoula
Interview de Ilias Dupuis El Faris, réalisateur de Roujoula
Comment avez-vous eu l’inspiration pour Roujoula ?
À Casablanca, ville où j’ai grandi, ville où des jeunes diplômés investissent la rue pour travailler. Je cherchais un DVD chez un vendeur ambulant qui n’était pas de mon quartier. Alors que je me perdais un peu dans sa logique de classement, il m’a dit naturellement :
« Ici, c’est la file histoires… »
Moi – … Quelles histoires ?
Lui – « Histoires vraies, histoires d’amour… Histoires quoi ! »
Voilà. J’avais un personnage, il me fallait une histoire. J’ai commencé à imaginer une chronique autour d’un vendeur, où le DVD provoquerait l’échange, serait le prétexte pour révéler indirectement toute une société casablancaise, et ce qu’il reste de son rapport au cinéma. La relation au frère est venue après, au fur et à mesure de l’écriture, en prenant le dessus.
Quel rapport avez-vous aux vendeurs de DVD piratés ?
C’était ma cinémathèque, mon ciné-club. J’appartiens à cette génération privée des salles de cinéma, qui a vu les « Moul DVD » (vendeurs) pousser dans tous les coins de rue et dans les souks. Redouane vendait des DVD piratés dans mon quartier, à deux pas du cadavre d’un cinéma colonial… Au milieu des passants indifférents, il ressemblait à un forain devant une attraction d’un autre temps, comme si le cinéma, ayant déserté les salles, n’existait plus que dans ses pochettes fluorescentes de blockbusters. Ce que je préférais, c’est quand il pitchait un film qu’il n’avait même pas vu. Pour beaucoup de gens, il est le critique officiel, un genre d’AlloCiné à lui tout seul.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans la relation entre les deux frères et le rapport à leur père ?
Le Maroc est une grande fratrie mais il vaut mieux être le grand frère. On s’appelle tous « mon frère » ou « mon fils », mais la violence des rapports de force n’en est pas exorcisée pour autant. Ici, c’est l’histoire du petit frère qui prend sa revanche sur le grand, dans un duel qu’il aurait voulu éviter. Le Mythe d’Abel et Caïn version Aïd Kebir. Imad met en face de lui, son petit frère à l’épreuve de la rue, cherchant à lui ôter ses illusions d’élève studieux. Comme si sa réussite potentielle menaçait sa position d’aîné, contredisait la fatalité sociale qu’il invoque pour se justifier, se consoler. Au fond, Imad ne fait que décharger sur Fayçal, la pression sociale (et particulièrement celle du père) qui pèse sur lui. Aussi, je voulais qu’on ressente cette complexité, cette ambiguïté tragi-comique faite de petites humiliations et de culpabilité.
Envisagez-vous de réaliser d’autres films mettant en scène les relations familiales ?
Je ne sais pas. Ce qui m’intéresse au-delà de la famille, mais qui est absolument le cas en famille, c’est l’idée d’une certaine fatalité dans les liens affectifs. Comment continuer à être soi à plusieurs. Un dilemme bien courant au Maroc, où individualité rime souvent avec solitude ou transgression. Faire autrement, c’est un peu trahir les siens.
À quel point le sacrifice d’un mouton pour l’Aïd el Kebir est-il important au Maroc ?
J’ai imaginé le film à la veille de l’Aïd El Kebir (la fête du sacrifice) parce que cette fête rappelle ou détermine qui est l’homme de la maison : celui qui achète le mouton et l’égorge. D’où la double peine pour Imad.Un moyen de témoigner sa foi mais aussi d’affirmer ostensiblement sa santé sociale. Ne pas acheter le mouton touche à la dignité. C’est pourquoi, même si chacun est censé faire en fonction de ses moyens, la plupart des familles se saignent pour se les donner. Il existe un certain nombre de crédit pour ne pas y faillir. Toutes les pubs le rappellent. La pression est totale.
Êtes-vous intéressé par la thématique de l’émancipation personnelle et avez-vous d’autres projets autour de cette question ?
Je ne fonctionne pas vraiment avec des thématiques, plutôt avec le désir de filmer des personnes dans un lieu lui-même signifiant, potentiellement riche en situations. Je crois que mes deux premiers films ont en commun de parler d’une jeunesse qui n’a pas connu la colonisation mais qui continue de subir des modèles venus d’ailleurs, seules promesses d’émancipation. Donc oui l’émancipation, l’idée de déjouer des trajectoires déterministes permet la fiction, permet l’espoir. Et avec un peu d’humour c’est le meilleur moyen que je connaisse de dépasser le premier degré du désœuvrement, le constat sociologique.
Avez-vous écrit Roujoula comme un tout ou fait-il partie d’une plus grande histoire ? Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apporté en particulier ?
J’ai écrit Roujoula comme un tout mais ce serait effectivement intéressant d’imaginer une suite… Le format court subit moins la pression du marché qui stéréotype tout. Il stimule plutôt un désir d’expérimentation et peut encore être un espace fragile, impure, pourvu qu’un regard impitoyablement tendre puisse être partagé et nous surprendre. Pour ma part, en dehors des limites habituelles du court (temps et budget restreint), je n’ai senti aucune pression et j’ai pu compter sur la bienveillance tranquille du producteur, Saïd Hamich, grâce à qui j’ai pu réaliser le film dans les meilleures conditions. J’espère ainsi continuer à prendre des risques, et à improviser comme ce fut le cas pour mes précédents films.
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
Je ne suis jamais venu mais mon ami Lorenzo Bianchi présentait son film Le Petit l’année dernière. Un film que je co-écrivais avec lui et dont j’ai gardé de merveilleux souvenirs de tournage dans la région d’Auvergne-Rhône-Alpes. J’espère que Roujoula se fera des amis !
Pour voir Roujoula, rendez-vous aux séances de la compétition internationale I7.