Goûter avec West front
Entretien avec Roland Edzard, réalisateur de West front
Comment ce sujet est-il venu à vous ?
Je n’ai pas réellement choisi le sujet, c’est plutôt le cours de ma vie qui m’a imposé de me questionner sur le rapport qu’on entretient avec l’Islam, ici en occident. J’ai vécu en Algérie jusqu’à mes huit ans, à Tamanrasset, dans le grand sud du Sahara. Les gens du désert entretiennent un rapport intime de tous les instants avec le religieux. Le mot Allah est prononcé dans presque chaque phrase, ils prient cinq fois par jours. Quand tu roules en voiture, et que c’est l’heure de la prière, tu t’arrêtes et tu pries au bord de la route. Il n’y a aucune urgence supérieure qui puisse justifier de ne pas prier pour un croyant.
Moi, je ne suis pas croyant, ni issu d’une famille pratiquante. Mais quand j’étais enfant j’ai appris le coran à l’école. Mes premiers cahiers, je les ai écrits en arabes, avant le français. C’était dans les années 80. Mon père, un allemand qui travaillait comme architecte, a été expulsé en 1988, avec ma mère, prof de biologie, juste avant les émeutes étudiantes d’octobre à Alger, et la guerre civile qui a meurtrie l’Algérie des années 90, avec le Front Islamique du Salut, et le Groupe Islamiste Armé. On avait une grande méfiance des « barbus », comme ils disaient pendant les années noires. Mais quand j’y suis retourné adulte, j’ai aussi eu des grandes discussions passionnées sur le sens du monde et de l’univers avec un ami d’enfance, qui était devenu très pieux. Mon histoire avec Franck et sa conversion à l’Islam est arrivée sur ce contexte psychique que je m’étais fabriqué. J’avais rencontré Franck à l’issue d’un long casting sauvage pour mon premier long métrage : il avait un talent fou, immédiat et naturel. Un agent l’a directement repéré pendant le tournage et il a été nominé pour les césars du meilleur espoir masculin. J’étais vraiment fier de lui, de l’avoir trouvé, de lui avoir ouvert la voie du cinéma. Mais pour la grande soirée qui avait été organisée pour les nouveaux espoirs du cinéma, il n’était plus là. Il m’avait dit avant de partir, les paillettes et tout ça, ça ne m’intéresse pas. Aucun acteur espoir n’avait jamais fait ça avant lui, de bouder les césars. Je me suis retrouvé seul à cette soirée mondaine à regarder les couples d’acteurs-réalisateurs avec des célébrités. Puis la sortie du film a été un peu triste et déprimante, avec très peu de salles, alors que le film avait quand même été sélectionné à la quinzaine des réalisateurs. J’entendais les gens du milieu qui commençaient à dire des choses, et des rumeurs sur Franck et le djihad. J’ai moi-même participé à faire enfler la rumeur.
J’étais inquiet. Sa mère aussi était inquiète. Je pense que sans cette inquiétude, du fait que j’étais attaché à Franck, comme pour un petit frère sur lequel je devais veiller, je n’aurais pas fait la démarche de ce film. Ce film c’est surtout, à la base, une démarche intérieure de ma part, dans laquelle je me suis remis en cause, avec une certaine autodérision, à un moment où j’étais un peu au fond du trou. J’y mets en scène mon fantasme et mes préjugés. Je me suis réellement transformé en faisant ce film, et Franck aussi. Ça m’a libéré de faire ça. Lui aussi s’est senti beaucoup plus léger après. Ce film, c’est notre rencontre, une amitié et une fidélité qui nous a uni malgré les grandes divergences idéologiques et culturelles qui nous opposent. Je crois que ça peut représenter aussi une forme de démarche actuelle plus générale de la société française. La société a envie de se transformer dans son rapport à l’altérité. Il n’y a pas de mouvement à être ami avec un ami couru d’avance. Mais devenir ami avec un ennemi potentiel, c’est quelque chose qui peut tirer le monde vers le haut, et fabriquer des mutations vers une plus grande complexité. Le moine Frère Charles de Foucault avait compris ça au début du 20ème siècle en tentant de convertir en vain les musulmans du Sahara au christianisme, et il a prédit avec 50 ans d’avance, l’échec certain de la colonisation.
Quelle est la part de fiction dans le documentaire ?
Il y aura toujours de la fiction dans la réalité, comme il y a des choses réelles dans les histoires qu’on raconte, comme on dit que la vérité de l’Histoire humaine est du côté de de ceux qui l’écrivent ou qui gagnent les guerres. Le film tente juste de montrer l’imaginaire d’un fantasme qui se met en marche. Les images tournées en Irak sont réelles, tournées en mode documentaire relativement improvisé. Pourtant, elles deviennent fausses et fictives lorsqu’elles se confrontent à l’histoire que Franck raconte à son tour. Peut-être peut-on penser aussi que l’histoire qu’il raconte, est-elle fictive, est-ce qu’il ment ? Comment savoir ? À un moment, on a besoin de faire confiance, et de croire ce qu’on voit et entend. Dans ce film, une vérité certaine surgit dans la confrontation de ces deux versions d’histoire qui s’opposent.
Avez-vous tourné vous-même ou simplement récupéré les images en Syrie ?
J’avais mon cousin qui travaillait en Irak. C’était un ancien militaire de l’armée française qui s’était converti dans la sécurité privée. Il a fait plusieurs années de missions dans des pays en guerre, surtout pour les compagnies de pétrole, mais aussi l’ONU ou l’Union Européenne, en Libye, en Algérie et au Yémen. Quand je l’ai contacté, ça faisait 2 ans qu’il était en Irak et c’était son dernier mois de mission là-bas, je n’ai pas eu le temps de beaucoup réfléchir et je suis parti sans avoir préparé grand-chose ; je ne savais pas vraiment ce que j’allais faire, ni quel film j’allais tourner. Je m’étais fixé juste un cadre formel, celui du convoi, de la voiture qui avance. J’avais en tête des images d’Apocalypse Now avec cette petite compagnie militaire qui remonte lentement le fleuve vers les ténèbres.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de raconter l’histoire aux côtés de Franck, plutôt que par le regard de ses parents ou de ses amis ?
Plus notre relation avance avec Franck, plus une relation de « l’artiste et de son modèle » se précise entre nous. Avec sa conversion à l’Islam, il nous avait tous pris à contre-pieds. Et j’ai dû faire un grand travail sur moi-même pour comprendre ce qui se passait de son côté, en dehors du fantasme du djihad. On a mal compris en occident ce qui s’est passé le 11 septembre 2001. Nous n’avons pas pris la mesure de ce qui s’était déroulé en Orient au même moment : des centaines de millions de musulmans dans le monde ont fêté la vision des tours américaines qui s’écroulent. Ce n’était pas juste l’esprit dingue de quelques terroristes sectaires qui s’exprimait, mais des centaines de millions de personnes, des peuples entiers qui ont exprimé leur joie en voyant les tours jumelles s’effondrer. On ne s’est alors pas posé la question de savoir pourquoi il y avait cette animosité envers nous, les occidentaux, qui était comme une revanche identitaire. Notre réaction a été qu’il fallait qu’ils payent pour ça, il y avait un discours de vengeance. L’occident a immédiatement déclaré la guerre à l’Irak et à l’Afghanistan, malgré les appels de diplomatie française qui prévenait de l’erreur historique qu’on était train de se commettre.
Êtes-vous toujours en contact aujourd’hui ? Vit-il toujours à Saint-Denis ? Comment a-t-il accueilli le film ?
Quand j’ai retrouvé Franck, on a énormément parlé. C’était presque une thérapie, pour lui comme pour moi. On est devenus très intimes. Il connaît mes enfants, qui sont moitié Israéliens par leur mère. Je connais ses enfants qui sont moitié Algériens par leur mère. On est en train d’écrire un film de fiction ensemble. On s’inspire de sa vie et de la mienne. C’est une vraie richesse car nous ne venons pas du même monde. Dans ce nouveau film, on ne parle pas d’Islam, parce que ça ramène à trop de problèmes idéologiques qui créent des barrières, chez beaucoup de gens. On essaye plutôt de trouver les choses universelles qui nous touchent tant lui que moi. Ça s’appelle : Ma Vie Se Transforme En Fiction.
Pour voir West front, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F7.