Breakfast avec Souvenir inoubliable d’un ami
Entretien avec Wissam Charaf, réalisateur de Souvenir inoubliable d’un ami
Pouvez-vous nous raconter la genèse de Souvenir inoubliable d’un ami ?
Ce sont davantage des souvenirs qui me sont revenus que l’envie de filmer l’enfance proprement dite. Il se fait que ces souvenirs, en l’occurrence assez gênants car peu glorieux, étaient reliés à la période de ma préadolescence. Je pense que ces choses-là arrivent avec l’âge, quand certains événements enfouis dans l’oubli ou dans l’autocensure se manifestent à nouveau. Peut-être que l’on en est suffisamment loin pour que certains filtres, certaines barrières s’estompent avec le temps, et on a alors le loisir de s’y pencher, de contempler ce qu’ont été notre passé, notre enfance, et notamment nos premiers contacts avec les autres sans l’entremise des parents et des professeurs. C’est en quelque sorte une société de grands qui se crée alors qu’on est encore des petits, avec des éléments assez similaires à une société d’adultes : le sentiment amoureux, mais aussi la corruption, les valeurs morales, l’envie de réussir, de s’en sortir, d’arriver à ses fins par tous les moyens possibles, d’être le meilleur, de paraître à son avantage : petites guerres, petites victoires, petites défaites… Et ce n’est pas une réflexion sur l’enfance en général, car elle est traitée avec la toile de fond d’un pays en guerre, où les valeurs morales traditionnelles se sont effondrées, où la peur a pris le dessus. Comment grandir, se former, trouver des repères dans une telle société ? Le cas méritait à mes yeux que l’on s’y attarde le temps d’un film. C’est donc un projet où l’écriture est venue très rapidement, à la différence de mes autres films, en grande partie parce que je me suis basé sur des souvenirs, non pas sur des événements fictifs. En deux matinées à Beyrouth, assis dans un café en bord de mer, le scénario était là, du moins les bases étaient posées.
Comment avez-vous abordé le rôle de Chadi avec Ralph Hilali ?
Ralph n’avait jamais joué auparavant mais pour ça, je ne m’en faisais pas beaucoup parce d’habitude, je donne beaucoup d’indications physiques (sur les mouvements, positions du corps, intonation, rapidité du débit) mais très rarement sur la psychologie. En théorie, n’importe qui pourrait tourner dans mes films. Mais en plus, il y a le fait qu’au casting, mis à part les apparences, je peux rapidement distinguer une personne qui parle en quelque sorte la même langue que moi, qui comprend mes indications, de quelqu’un avec qui le courant ne passe pas. Ralph jouait juste naturellement, et correspondait à la vision que je me faisais de son personnage : un être dur dans un corps d’enfant. Il n’y a pas eu besoin de beaucoup d’explications sur le personnage, je ne voulais pas qu’il développe ou essaie de développer,
croyant bien faire, un jeu ou une idée de son personnage qui ne collerait pas forcément à la mienne. Du coup au tournage je lui parlais tout le temps pendant les scènes. Je lui disais de tourner la tête, de baisser les yeux, de regarder ici ou là. Ça le rassurait, ça le guidait. En outre, j’avais eu la possibilité de répéter les scènes à Beyrouth bien en amont du tournage, donc les enfants connaissaient les scènes par cœur. Mais devant une caméra, il a fallu rajouter, au moment de la prise, la précision de mouvements et des regards, la dentelle comme je l’appelle. Le monteur son a dû souffrir d’entendre ma voix sur beaucoup de prises. Mais je sais qu’il n’est pas rancunier.
Chadi est pris entre son goût pour l’étude et les injonctions de son père, qui veut le voir se conformer aux stéréotypes masculins de brutalité et de virilité. Pourquoi avoir voulu mettre en scène cette réflexion sur la construction de l’identité masculine ?
La construction de l’identité masculine en temps de guerre n’est pas une chose facile. Les parents sont surtout dans un dilemme moral : quelles valeurs inculquer à leurs enfants ? Leur apprendre à être des honnêtes gens, au risque de se faire massacrer dans une société en guerre ? ou leur apprendre au contraire à ruser, voler, frapper, se défendre par leurs propres moyens, bref se « débrouiller » ? Ou bien tout cela à la fois ? Je pense que c’est un dilemme qui s’est posé à nos propres parents quand il s’est agi de nous transmettre des valeurs, alors que nous avons grandi au milieu d’une guerre civile. Quand un gamin voit des jeunes plus âgés que lui, avec des flingues, du pouvoir, du charisme, que peut-on lui dire afin qu’il n’imite pas ces gens, qui, derrière leurs apparences de super-héros, sont pour la plupart des criminels avérés ? Fatalement, les parents sont dépassés, stupéfaits, hébétés, comme je les dépeins dans le film. La mère est complètement dévastée, elle n’arrive pas à encaisser ce qui lui arrive, ainsi qu’à son pays. Et le père, balloté entre une autorité fade et le désir d’éduquer son fils de façon utile, accumule les contradictions dans son discours.
C’est votre cinquième court métrage – quel regard portez-vous sur la visibilité des courts métrages aujourd’hui ?
Le court métrage peut permettre de se faire un nom mais c’est assez lent. Le court reste un genre de film dont la diffusion est limitée aux festivals et à des passages très nocturnes à la télé. Mais il y a de plus en plus de festivals de courts ce qui est une bonne chose évidemment. Quand j’ai fait mon premier court, en 2003, certaines salles à Paris passaient encore des courts avant les longs métrages mais aujourd’hui c’est presque fini, et c’est bien dommage. Et je parle simplement de la France. Pour le reste du monde, c’est très confidentiel, un court métrage. Aujourd’hui, avec la VOD, le web etc., il y a peut-être plus de visibilité. Mais je pense surtout que les décideurs ne regardent pas assez les courts des réalisateurs dont ils lisent les projets de longs métrages, et ils passent souvent à côté de très bons films.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apporté en particulier ?
C’est surtout le pouvoir réaliser un film en moins de temps qu’il ne le faut pour un long métrage. Car un réalisateur qui ne réalise pas, c’est comme un avion qui ne vole pas, c’est triste. Les commissions acceptent plus certaines choses en court, j’ai l’impression, parce que le court métrage est traditionnellement plus voué à l’expérimentation. Je ne dis pas qu’on peut faire n’importe quoi dans un court et être financé, mais de facto il y a moins d’argent à réunir, et comme il y a moins d’argent en jeu, les financiers ont peut-être moins l’exigence de savoir où va aller cet argent, et surtout s’il va leur revenir un jour. Par contre, je ne me dis pas que je vais prendre des libertés en écrivant un court et ne pas en prendre quand j’écris un long. J’écris toujours de la même manière, c’est-à-dire en écrivant exactement ce que je voudrais voir à l’écran tout en espérant très fort que je ne vais pas écrire un scénario qui ne sera jamais vu à l’écran.
Pour voir Souvenir inoubliable d’un ami, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F10.