Lunch avec Elena
Entretien avec Jesús Reyes, réalisateur de Elena
Pouvez-vous nous expliquer le contexte de l’histoire ? Comment les paramilitaires se sont-ils retrouvés là ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que Elena s’inscrit dans une trilogie composée de Terre écarlate (2013) et Genaro (2017), deux films présentés en compétition à Clermont-Ferrand l’année de leur sortie. Cette trilogie parle de la violence paramilitaire qui a sévi sur notre territoire, la côte nord-ouest de la Colombie, pendant presque deux décennies. Elena en est le premier récit, et ce pourrait être l’histoire de l’avant-guerre, l’époque où les paramilitaires ont pénétré dans cette zone pour éradiquer par la violence la guérilla communiste qui s’y était implantée. Du même coup, ils se sont mis à terroriser les populations civiles, avec des massacres et des assassinats ciblés, sous prétexte que certaines personnes collaboraient avec la guérilla. Ces groupes paramilitaires, financés par le racket d’exploitants agricoles et de multinationales par les guérillas, ont également obtenu le soutien de militaires et se sont installés dans la région du début des années 1990 jusqu’en 2005, où a eu lieu un démantèlement massif des organisations paramilitaires. Les combattants et les actes de barbarie ont diminué de nombre. Mais il reste beaucoup d’armes en circulation, et les gens qui ont grandi avec la guerre ne savent pas faire autre chose, donc la guerre a pris un autre visage avec l’avènement des gangs criminels, principalement au service du trafic de drogue, et ce encore aujourd’hui.
Avez-vous été inspiré par des événements réels ?
Nos récits s’inspirent des hommes et des femmes de la région qui ont été victimes de violence de la part des gens armés de ce conflit, qui a touché une vaste partie de la population colombienne. Ils s’inspirent aussi des enquêtes et des comptes rendus réalisés par des journalistes locaux. Nous évoquons ce qui arrivé dans notre région avec à l’esprit une volonté d’entretenir la mémoire grâce au cinéma, pour que ce qui est arrivé n’arrive plus jamais, surtout maintenant, avec ce regain de la violence sur notre territoire. Bien que la paix avec les FARC ait été signée, ceux qui avaient favorisé l’émergence des groupes paramilitaires sont en train de reprendre leur mainmise politique sur le pays.
Quels sujets (concernant votre pays ou d’autres) aimeriez-vous aborder dans vos prochains travaux ?
Je m’intéresse à ce qui se passe dans mon environnement « caribéen ». Le cinéma est pour moi un moyen d’explorer cette réalité. Mes films m’ont permis de comprendre les comportements qui ont fait surface dans cette partie de la Colombie, de l’histoire violente du pays à nos relations en tant que peuple. Je travaille actuellement sur un projet de documentaire avec mes parents. Par ce projet, je tente de comprendre, à travers ma relation avec eux, les comportements machistes de cette partie de la Colombie.Dans l’équipe, nous nous intéressons à un cinéma qui pose des questions, un cinéma qui ne propose pas de morale sur un sujet spécifique. Je m’intéresse à ce qui me touche directement ou indirectement en tant que personne et en tant que Colombien.
Quelles aides avez-vous obtenues pour réaliser Elena ? Quels ont été les obstacles rencontrés ?
Elena et les deux autres films ont bénéficié d’aides publiques, et grâce au soutien d’Andrès Porras et de Odonata Comunicaciones, qui en sont les coproducteurs, nous avons pu terminer cette série de trois courts métrages. L’aide publique n’est pas très conséquente. Dans cette partie du pays, les subventions à la culture sont dérisoires, quasi inexistantes. Le plus grand obstacle est toujours le financement. Bien que les trois scénarios aient été écrits presque simultanément, il nous a fallu six ans pour réaliser les trois courts métrages. Il fallait répondre chaque année aux appels d’offres, et on a échoué plusieurs années de suite avant d’être enfin sélectionnés.Chaque fois qu’on commençait un tournage, on avait des craintes au niveau de la sécurité car la ville où nous avons tourné, La Madera, est une zone où règnent encore les gangs criminels (héritiers des paramilitaires), des groupes armés qui contrôlent les cultures de coca, les laboratoires et les routes de la drogue vers la mer. Comme on faisait un film sur le sujet, on avait un peu peur d’être là. Fort heureusement, il ne nous est encore rien arrivé. Au final, cela n’a pas été véritablement un obstacle, mais juste quelque chose d’un peu stressant avec quoi il fallait composer.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Pour moi, le court métrage, c’est comme une salle de sport où, en tant que jeune cinéaste, on peut expérimenter différentes façons de faire des films. On peut y trouver un style qui corresponde à la vision de chacun. C’est un format qui offre une liberté dans sa réalisation ; je pense que les risques sont plus élevés dans le long métrage, aussi bien d’un point de financier que conceptuel. Le format court nous a donné une grande liberté, à tel point que chaque volet de la trilogie a sa propre esthétique.
Pour voir Elena, rendez-vous aux séances du programme I6 de la compétition internationale.