Dîner avec Acadiana (L’Acadiane)
Entretien avec Guillaume Fournier, Samuel Matteau et Yannick Nolin, coréalisateurs de Acadania (L’Acadiane)
Comment avez-vous travaillé la musique sur Acadania ?
Notre premier défi fut de trouver un équilibre entre le réel et le regard que nous souhaitions poser sur celui-ci. Comme couche de fond, nous avons utilisé le matériel qui était présent lors du tournage, soit l’environnement sonore du festival de l’écrevisse de Pont-Breaux. Puis nous avons entamé la composition de musiques originales, qui allaient éventuellement nous permettre de glisser vers des moments plus éthérés et poétiques – donc d’affirmer notre vision. Avant de trouver la bonne musique, nous avons exploré plusieurs directions. À travers ces recherches, il est apparu évident que nous ne voulions pas d’un thème musical récurrent, ni d’une structure mélodique classique. Nous avons donc opté pour des mouvements de “pads“, qui évoquent la science-fiction rétro nostalgique, des mouvements de cordes très lourds, qui soulignent la pesanteur ou la décadence du système, puis un long crescendo, qui évoque la colère grondante d’une masse qui bouillonne et qui approche du point de rupture.
Que signifie le lancer de collier de perles ?
D’un point de vue historique, la tradition du lancer du collier de perles – qui est intimement associée à la parade du Mardi gras, à La Nouvelle-Orléans – a vu le jour à la fin du XIXesiècle. À l’époque, on lançait à la personne qui représentait un certain idéal chrétien le collier qui le représentait le mieux : un collier mauve pour celui qu’on associait à la justice, un collier or pour celui qu’on associait au pouvoir et un collier vert pour celui qu’on associait à la foi. Cette tradition festive – qui s’est rapidement inscrite dans les mœurs – a été récupérée par l’ensemble des Louisianais, qui l’ont dissociée de son sens. De nos jours, le geste a été désacralisé et ne sert plus qu’à bonifier esthétiquement telle ou telle autre célébration, comme le festival de l’écrevisse de Pont-Breaux. À nos yeux de cinéastes, ce geste témoigne d’une certaine forme de rupture, entre la société louisianaise et ses traditions, et se pense comme une métaphore parfaite de sa déchéance morale, comme des inégalités sociales ou raciales, qui la rongent.
Pourquoi vous êtes-vous tant intéressés à la cuisson des écrevisses ?
L’écrevisse est l’un des symboles forts de la cuisine louisianaise. Il est également l’un des symboles forts – sinon le symbole par excellence – de toute la culture cadienne. En ce sens, nous croyons que l’écrevisse représente plusieurs choses, dans le film. Pensons à ce concours du plus grand mangeur d’écrevisses, qui pourrait témoigner de la déchéance de la culture américaine, de même que son goût pour l’opulence, ou pour l’excès. Pensons également à ces écrevisses qui bouillonnent, qui pourraient témoigner d’un genre de colère souterraine qui gronde, et qui serait quelque chose comme le fruit de décennies d’inégalités sociales ou raciales, en Louisiane. Pensons encore à ces gens déguisés en écrevisses, qui portent fièrement ce symbole, sans trop savoir ce qu’il représente – sinon l’idéal ancien de leur société meurtrie, qui est sur le point de disparaître avec eux. Les écrevisses, et tout ce qu’elles représentent ; les manèges, qui tournent inlassablement ; les concours du plus grand mangeur, ou la parade désacralisée ; on pourrait aussi bien dire “du pain et des jeux“ pour cette société crépusculaire, qui appartient à un empire vieillissant et irrémédiablement engagé dans la voie de son déclin.
Pourquoi avoir fait le choix d’un film sans dialogues ?
À l’origine, nous n’avions pas prévu de tourner Acadiana. Nous devions, en fait, participer au festival de l’écrevisse de Pont-Breaux pour le tournage d’un autre film, qui s’intéressait à la question de l’identité cadienne. En découvrant cet environnement, ces manèges, cet univers incroyable qui s’offrait à nous, nous avons décidé, par instinct, de nous consacrer à quelque chose d’autre. Nous avons commencé à tourner des images, sans savoir ce que nous faisions. Puis, nous avons découvert la force évocatrice de ce que nous avions filmé. Ces visages fatigués, ces grosses machines rouillées, ces concours orgiaques, cette parade surréaliste… Ce n’est qu’après avoir visionné les rushs, suite à la première journée de notre tournage, que nous avons finalement compris le processus dans lequel nous nous étions engagés. Le ton était donné, pour la suite. Le reste du film devait suivre, silencieux, inquiet, un peu comme s’il s’agissait de notre propre regard sur cette réalité exotique, qui nous renvoyait le reflet d’une Amérique fatiguée et comme défaillante.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Dès le départ, Acadiana a été pensé comme un court métrage. Pour nous, il était important de distiller notre film au maximum, afin d’offrir une véritable expérience de visionnement, à nos spectateurs. C’est la raison pour laquelle nous souhaitions produire un “court court métrage“, qui serait quelque chose comme une expérience coup-de-poing. Nous croyons que notre concept n’aurait pas pu s’étaler sur la durée d’un long métrage, de toute façon.
Pour voir Acadania (L’Acadiane), rendez-vous aux séances de la compétition labo L2.