Goûter avec La traction des pôles
Interview de Marine Levéel, réalisatrice de La traction des pôles
Pouvez-vous nous raconter la genèse de La traction des pôles ?
J’avais envie d’écrire une histoire d’amour sans mots, très intérieure et de faire le portrait de personnagessensibles qui dissimulent leur ressenti, un peu comme dans la campagne de ma jeunesse. Il y avait aussi l’envie de se détacher des questions de genre pour simplement regarder deux être qui s’attirent un peu comme s’ils étaient deux particules neutres, simplement dotées d’un désir, d’une force d’attraction.
La condition d’éleveur impose de vivre dans une certaine solitude. Le choix de situer cette histoire dans le monde agricole avait-il pour but, entre autres, d’accentuer l’isolement du personnage principal ?
J’ai surtout choisi le monde agricole parce que j’y ai perçu un rapport à l’intériorité très pudique. J’ai grandi dans une famille où l’expression du sentiment est toujours cryptée, noyée dans les actions répétées du quotidien, souvent tues. Mais parfois on s’arrête pour rêver, penser, et ces pauses révèlent une sensibilité intérieure qui m’a toujours touchée. J’ai accentué au scénario la solitude de Mickaël, le personnage principal, j’avais envie de le saisir dans des moments de latence, de rêverie. C’est aussi pour cela que c’était important de tourner le film au printemps, une période qui offre certains répits, le temps que les cultures mûrissent, que la belle saison arrive.
Les plans sur les champs, les grands espaces, accentuent cette impression d’isolement, et font également penser à l’univers du western… Aviez-vous conscience dès le départ que le film s’inscrivait, même de loin, dans l’univers du western ?
Oui, avec Léo Roussel, le chef opérateur, nous évoquions le western d’une manière assez intuitive pendant les repérages. Dès le départ nous nous sommes éloignés de ma région d’origine, la Basse-Normandie, qui a un relief bocagé, où les haies d’arbres obstruent la vue sur le ciel, et bouchent tout panorama. J’avais envie de lire l’intériorité des personnages dans le rapport au paysage. Les moments de solitude de Mickaël sont situés dans de grandes étendues horizontales, au milieu des champs, car le rapport entre le corps vertical de l’homme et l’horizontalité du panoramique m’a toujours ému. Le panorama a cet effet d’envahissement sur le corps, il y a quelque chose d’englobant dans une vue qui nous ceint de toute part, l’impression d’en faire partie. Je voulais que Mickaël y soit sensible, et cela va même jusqu’à une fusion charnelle corps/paysage, dans le colza notamment. Nous avons donc cherché de vastes plaines rappelant des paysages de western. La Haute-Marne s’est révélé le territoire idéal car de grandes cultures céréalières y côtoient de plus petites exploitations et des élevages, et on y ressent cette ambivalence entre deux modèles agricoles différents qui cohabitent. Certains cadres sonttrès composés graphiquement, et cela peut faire penser au western, je pense par exemple à Alamode John Wayne, aux couleurs très saturées, où chaque plan est un petit tableau pop. Pourtant nous n’avons pas choisi le format cinemascope car nous ne voulions pas morceler les visages ni trop éloigner les corps et nous souhaitions par moments retrouver une certaine sobriété, une simplicité dans la manière de filmer, qui permette de se rattacher à une réalité plus pragmatique.
Un des aspects les plus marquants du film est l’opposition entre la réalité prosaïque du métier d’éleveur et la grande pudeur de son personnage. Avez-vous voulu dès le départ jouer de cette opposition ?
Oui, ces deux notions faisaient partie des intentions de départ, d’envisager mon personnage principal comme une sorte de boule sensible et mutique, en proie aux problématiques de son métier. Mais je n’ai pas forcément cherché à les opposer, plutôt à les faire coexister. Mickaël a ses secrets, plusieurs facettes.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportés en particulier ?
On entend souvent dire que la liberté se trouve dans la contrainte… En tout cas, la contrainte de la durée était un vrai défi quand j’ai essayé de mêler plusieurs thématiques et de les semer tout au long du film, cela semblait vite trop chargé. Un autre aspect émancipant du court métrage : la petitesse de l’économie rend le rapport humain très présent dans la fabrication du film. Je me suis sentie portée par beaucoup d’entraide, de curiosité et de confiance avec cette impression de fabriquer ensemble, au fur et à mesure. J’imagine que c’est plus facile de garder cette cohésion sur un petit format, avec une petite équipe.
Pour voir La traction des pôles, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F12.