Lunch avec CA$H
Entretien avec Tan Wei Ting, réalisatrice de CA$H
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces caissières sur le point d’être licenciées ? Avez-vous d’autres projets sur ce thème ?
En fait,CA$H fait partie d’une série de courts métrages intitulée Temasek 20/20, un projet dans le cadre duquel de jeunes réalisateurs devaient imaginer ce que l’avenir nous réserve après 2020. J’ai orienté mes recherches sur le thème du remplacement de la main d’œuvre (je ne sais plus pourquoi), et j’ai lu le PDF de 167 pages publié par le Forum économique mondial, sur le sujet de l’imminence d’une quatrième révolution industrielle. En lisant les statistiques édifiantes, j’ai soudain réalisé à quel point cet avenir était proche. Ma mère travaille dans un supermarché depuis plus de 10 ans, et quand j’étais petite, j’étais fascinée par toutes les histoires qu’elle me racontait sur son travail. Avant, elle était au foyer et s’occupait de mes frères et moi, et j’ai bien vu que son retour dans le monde du travail a donné un sens à sa vie. Elle rentrait à la maison toute fière d’être capable de retenir par cœur les codes-barres de certains produits, ou d’avoir été félicitée pour avoir bien disposé le pain et fait gonfler les ventes. En lisant le document, je me suis mis à imaginer que ces moments de vivre ensemble seraient annihilés dans une société de plus en plus isolée. Et si on lui prenait son travail, je ne pense pas qu’elle aurait le courage de recommencer à zéro comme elle l’a fait il y a dix ans, étant donné son âge, tout simplement. C’est sans doute la même chose pour ses amies et ses collègues. C’est drôle, mais quand on a commencé l’écriture du film, ma mère m’a dit que le magasin n’installerait jamais le nouveau système, à cause de l’architecture ancienne du bâtiment, et parce que c’est un des plus vieux magasins de la chaîne. Et voilà qu’un an plus tard, ils viennent de l’installer. Parallèlement, le premier supermarché complètement automatisé et sans argent liquide a ouvert à Singapour, où ce sont des robots qui emballent les courses et les clients ne payent que par appli sur leur Smartphone. Sincèrement, je ne pense pas que les employés perdront forcément leur poste, car d’autres fonctions vont apparaître. Au cours de nos recherches, avec ma coscénariste Zoea, nous avons rencontré de nombreuses entreprises bienveillantes qui s’efforcent de former leurs employés en vue des changements du marché. Mais c’est bien la relation entre les personnages, cette interdépendance inconsciente et tout simplement l’amour qui les unit, que je voulais décrire. Pour moi, l’avenir n’est pas une histoire de robots, de technologie ou d’intelligence artificielle, mais c’est la façon dont nos comportements et nos relations humaines vont être influencés. Et il est important de réfléchir à ce que nous risquons de perdre dans cette course au « progrès ». Et non, je n’ai pas d’autres projets sur ce thème !
Pourquoi avoir choisi d’introduire le film avec des détails personnels de la vie des caissières ?
Je ne me souviens pas exactement comment cela m’est venu, mais on trouvait qu’il était important que le spectateur connaisse les enjeux de chaque personnage dans cette lutte. Et bien que l’on n’ait pas le temps de retenir les caractéristiques de l’une ou de l’autre, je trouvais que l’affection de Xiao Mei envers ses collègues contribuait à souder leur petite bande ! Et puis je voulais éviter d’ouvrir le film sur un ton super sérieux, donc je me suis dit que la voix un peu comique de Xiao Mei et la musique permettraient au public de faire connaissance avec les personnages avant de rentrer dans le vif du sujet.
Pouvez-vous nous parler de votre travail sur les dialogues et les bagarres entre caissières ?
Je travaille en général sur les personnages avant d’écrire les dialogues. Une fois que je maîtrise assez mon personnage (au point qu’il devient comme un ami), il est plus facile de savoir ce qu’il dirait dans un scénario, ou ce qu’il répliquerait à un autre personnage. En revanche, je me souviens avoir eu du mal à définir les personnages au début, sans doute à cause de l’écart générationnel. Ce qui me parlait, c’était l’esprit de bande, comme les bandes qu’on formait entre copains quand on était au lycée. Lorsque la fin des études nous a séparés, c’était un peu comme ce que traversent ces personnages quinquagénaires. Nous avons donc décidé de créer des personnages avec qui on se serait bien entendu à l’école, car ce type de lien n’est pas une question d’âge. Et puis, on a aussi passé du temps devant les supermarchés à observer les comportements spécifiques. Une fois les acteurs trouvés, on a beaucoup travaillé en improvisation lors des répétitions et parfois même lors du tournage, ce qui a apporté une certaine épaisseur aux personnages et à leurs dialogues.
Pourquoi avoir terminé le film sur un dialogue inachevé ?
Le dialogue inachevé reflète, dans un sens, la situation du supermarché – les aliments qui jonchent le sol, les marchandises qui attendent d’être mises en rayon, le supermarché qui attend ses clients. L’attention se porte sur ce qu’elles perdent, sur le monde qu’elles vont devoir laisser derrière elles.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Dans un temps limité, les personnages doivent affronter les choses de plein fouet, sans perdre de temps et sans faire de pause comme on le fait souvent dans la vie. J’aime la liberté qui accompagne cette restriction temporelle, c’est pour cela que j’écris en général des films qui se déroulent sur une soirée, et souvent dans un seul lieu.
CA$H a été projeté en compétition internationale.