Lunch avec An Arabian Night (Une nuit arabe)
Entretien avec Pierre Mouzannar, réalisateur de An Arabian Night (Une nuit arabe)
Quel est votre parcours de réalisateur ? Et plus particulièrement de réalisateur libanais tournant au Royaume-Uni ?
Je suis arrivé à Londres à l’âge de 17 ans et j’y ai fait mes études de cinéma. An Arabian Night condense en un film plusieurs aspects de ma vie londonienne, et incarne entièrement ma vision de cette ville. Tout comme le club de tennis du film, Londres est un endroit que l’on s’approprie, mais où l’on se sent vraiment seul. Dans le film, les deux personnages ne remplissent presque jamais le cadre, ils n’en prennent toujours qu’une petite partie, même quand on n’aurait pas besoin de voir autre chose que leurs visages. Le vide est toujours plus dominant dans le cadre que la partie qu’ils occupent, car comme tous les Londoniens, ce ne sont que des atomes minuscules, sans importance et solitaires dans cet immense espace qu’est Londres – et cela vaut pour tout le monde, les étrangers comme les Britanniques. De plus, Londres est indiscutablement le meilleur endroit pour les rencontres internationales. Il n’y a pas de ville plus cosmopolite. En tant qu’étudiant et immigré libanais, cette dynamique a beaucoup joué lors de mon séjour à Londres, et d’autre part, on peut également considérer mon pays, le Liban, comme une charnière entre les cultures orientale et occidentale. La complexité de ces rencontres, de ces confrontations, de ces échanges entre deux cultures m’a toujours fasciné. Dans l’histoire, la relation entre le monde arabe et l’Europe a toujours joué un rôle décisif au niveau mondial, et l’éternelle incompréhension entre les deux a créé d’interminables conflits. Bien que le climat entre les deux n’ait jamais été aussi délétère que ces dernières décennies, je sens venir un changement prometteur pour la décennie qui vient. La façon dont ces deux cultures se perçoivent mutuellement est en train d’évoluer progressivement, et elles ont une volonté tacite de se mettre d’accord sur leur passé commun et leurs différences. Comme je n’ai pas le sentiment d’appartenir complètement à l’une ni à l’autre, mais plutôt d’avoir en moi un peu des deux, je voulais, avec An Arabian Night, créer un dialogue sincère entre ces deux mondes, les réconcilier dans l’optique d’un nouveau départ.
D’où vient l’idée de cette amitié improbable entre ces deux personnages ?
Comme l’indique le titre, je vois cette histoire comme un conte des mille et une nuits. C’est justement le côté improbable de cette amitié qui m’intéressait lors de l’écriture. Je pense qu’il y a deux sortes de films à message social ou politique : on peut soit porter un regard critique sur l’actualité, ou, au contraire, montrer quelque chose qui n’arrive jamais mais qui devrait arriver plus souvent. Je trouve cette dernière option plus vraie, dans un sens. Nous vivons dans une époque où les images circulent, où nous sommes au courant de tous les problèmes sociaux et politiques du monde. Quand on aborde ces sujets à travers l’art, on ne peut plus le faire explicitement ou directement car on n’aura jamais autant d’impact que les images présentes sur le Net. L’art doit prendre un autre chemin, celui de la sensibilité, de la poésie et de la beauté des sentiments complexes, et non se contenter de dénoncer purement et simplement. Le propos même de cette histoire est son improbabilité. L’intrigue en elle-même, avec ses coïncidences et son timing, est très improbable. Et cela est souligné par le caractère onirique que l’on retrouve dans le film. Les scènes de jour, en extérieur, avec du mouvement pourraient représenter la « réalité », tandis que le cœur du film, à savoir le club de tennis de nuit, est fait principalement de plans feutrés et composés, visant à donner un sentiment irréel, comme pour dire que cette amitié ne peut exister qu’en rêve. Pour moi, c’est l’aspect le plus triste du film.
Les échanges entre les deux personnages tournent souvent autour des films, des vidéos. C’était important pour vous ?
Filmer, dans le contexte de mon film, ce n’est pas juste faire des films, c’est surtout regarder. Ce qui m’intéresse, c’est l’œil, le fait de voir en général. On utilise une caméra à des fins artistiques, bien sûr, mais ce peut être aussi simplement un moyen d’enregistrer ce qu’on voit. On peut saisir des instants de la vie et les montrer à quelqu’un des années plus tard tout en conservant entièrement ce moment vécu. Ici, la personne va revivre un instant qui est depuis longtemps révolu. Le film contient beaucoup de disputes. Les personnages tentent, tout au long du film, de montrer à l’autre son point de vue. Et je pense que la meilleure façon d’argumenter est de montrer sans parler. Ce que Michael tente de faire tout au long de la nuit (surtout lorsqu’il regarde les vidéos d’Omar), c’est de vivre une journée dans l’Irak que connaît Omar avant même d’y mettre les pieds. Et c’est ainsi qu’il va tout comprendre.
La musique tient une place importante dans le film. Pouvez-vous nous parler du choix des morceaux ?
Le choix de la musique reflète le sujet principal du film, qui est la rencontre entre les cultures et les tentatives de rapprochement amical entre l’Est et l’Ouest. Il y a une version orientale d’un morceau d’Erik Satie, suivie d’une reprise de la chanson « Ya Habibi Ta’ala » du chanteur arabe légendaire Asmahan. J’ai toujours trouvé magnifiquement respectueux de reprendre un morceau d’une autre culture, c’est le plus bel hommage qu’un musicien puisse faire à une culture qui n’est pas la sienne. De plus, la musique a toujours été à mes yeux un signe de connaissance et de curiosité. Les gens qui parcourent le monde grâce à la musique me donnent toujours l’impression d’avoir soif de rencontres et d’émotions. J’ai le sentiment qu’ils comprennent la richesse de la vie, et leur passion inébranlable me touche beaucoup. Dans le film, la musique est principalement diégétique, car Omar la met sur la sono du club. Omar est un personnage ambitieux. Il est très cultivé et compétent, mais la vie a fait de lui un agent d’entretien surqualifié qui croupit dans ce grand club désert, dans un pays étranger. L’omniprésence de la musique suggère qu’il n’a pas encore baissé les bras, qu’il a toujours des envies et une soif de vivre. D’un autre côté, mettre de la musique dans les haut-parleurs du club est aussi pour lui une façon d’affirmer son pouvoir sur les lieux. Soucieux de sa fierté, il a besoin de s’assurer qu’il peut s’approprier le club.
Comment avez-vous trouvé les deux acteurs ?
J’ai organisé un casting, et parmi les nombreux acteurs qui se sont présentés, seuls deux sont arrivés sans avoir préparé. À cause d’un malentendu, ils ne connaissaient pas un traitre mot de la scène qu’on devait répéter. Paradoxalement, ce sont ces deux-là qui ont fini par jouer dans le film. J’ai tout de suite vu quelque chose dans leurs yeux, dans leur façon de bouger les mains, dans leur timidité et leur excentricité. C’étaient tous les deux des versions humanoïdes des personnages que j’avais couchés sur le papier. On a répété une scène en jouant avec des rackets de ping-pong et un volant, tout en faisant la conversation. J’ai trouvé que c’était un bon moyen de neutraliser la tension et le côté précaire d’une audition. Cela m’a permis de voir vraiment la personne que j’avais en face de moi. À mon avis, l’expérience et le professionnalisme comptent moins que les aspects de la personnalité qui pourraient servir le film. Haris et Murat avaient tous les deux des personnalités taillées sur mesure pour ces personnages, et après avoir pris le risque de me fier à mon intuition, j’ai appris plus tard que leurs vies ressemblaient étrangement à celles de mes personnages. Je n’aurais pas pu trouver mieux pour les incarner.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées ?
Je n’ai pas encore réalisé de long métrage, il est donc difficile de comparer ces deux expériences, mais je reconnais avoir joui d’une certaine liberté en faisant ce film. Je pense que la vie est faite de moments. C’est dans ces moments que les émotions apparaissent, que la beauté existe, et que la vie prend tout son sens. Pour les films, c’est pareil : la richesse de chaque scène est bien plus importante à mes yeux que l’histoire dans sa globalité. C’est dans telle scène, dans tel moment qu’un film va toucher ma corde sensible. En faisant An Arabian Night, j’ai adopté cette vision du cinéma, en travaillant chaque scène comme une entité à part entière dont le but est d’apporter quelque chose de profond au spectateur, et pas juste de faire avancer le récit. Je suis sûr que le format court m’a souvent permis de garder cette approche de la narration. Mais j’ai l’intention de continuer à développer cette approche, même dans mes futurs longs métrages.
Pour voir An Arabian Night (Une nuit arabe), rendez-vous aux séances du programme I11 de la compétition internationale.