Breakfast avec Atardecer en el Tropico (Coucher de soleil sous les tropiques)
Entretien avec Marta María Borrás, réalisatrice de Atardecer en el Tropico (Coucher de soleil sous les tropiques)
Dans quelle mesure cela vous intéressait de questionner l’unité de la famille ? Est-ce que vous avez d’autres projets sur ce thème ?
La famille, c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup. Principalement, le fonctionnement à l’intérieur d’une famille. À Cuba, pendant longtemps, la famille a été une entité très unie, très fermée. Actuellement, et avec l’émigration, la famille s’est délitée petit à petit, elle s’est fragmentée. Ce noyau se réduit de plus en plus, il se dilate. Je sens une rupture très grande entre ma génération (les personnes nées au milieu des années 80) et les générations plus jeunes avec la génération de mes parents ou de mes grands-parents. Dans une même maison cohabitent des modes de pensées très différents, des façons très diverses de voir la vie et la société cubaine. On peut penser que c’est quelque chose qui est commun à d’autres époques, à d’autres sociétés. Mais à Cuba il y a des nuances très spécifiques. Par ailleurs, la famille constitue un espace de pouvoir, établi par des hiérarchies très précises. Et ça m’intéresse de questionner ces hiérarchies. Mon court métrage précédent, Un Instante, abordait aussi le sujet de la famille et ses règles. L’écœurement que peuvent générer les conventions sociales, le manque de liberté des individus, dans ce cas-là d’une femme, une mère, qui maintiennent l’ordre familial. Pour ces deux court métrages, j’ai choisi comme lieu des bâtiments de cités ouvrières. Ce sont des espaces avec d’énormes bâtiments construits par la Révolution pour les familles des ouvriers. Parfois, c’était carrément les familles qui aidaient à les construire. Des centaines de familles vivent dans ces bâtiments. Aujourd’hui ce sont des endroits où personne n’a envie de vivre parce qu’ils sont surpeuplés. Il n’y a aucune intimité. Pour moi, ces bâtiments représentent l’échec d’un modèle de famille.
Pourquoi souhaitiez-vous filmer une relation père-fille, sans frères ou sœurs et en l’absence de la mère ?
Ça c’est une histoire très personnelle. J’aime dire que ce court métrage est une autofiction. C’est l’histoire de mon père et la mienne. Deux générations différentes unies par une maison, une chanson, un pays, notre amour. Dans ce film, je dis des choses à mon père que je ne pourrais jamais lui dire avec des mots, face à face. Parce que nous ne nous comprendrions pas. Je lui dis que nous sommes un projet en faillite. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’autres membres de la famille. Mais même avec nos contradictions, notre liberté de choix, il y a de l’amour et nous sommes une famille. Un autre type de famille, aussi valable que – ce que certaines personnes à Cuba appellent – la famille originelle, un noyau normatif composé de la mère, le père et les enfants. Dans mon court métrage précédent j’ai parlé d’une mère, de ma mère. Le concept d’autofiction m’intéresse beaucoup. Là, c’était une femme seule. Et une jeune mère qui se sent prisonnière du système qui dicte ce que doit être une famille conventionnelle. Par ailleurs, la figure d’un père et d’une fille m’intéressait pour décoder les relations de pouvoir. Le père retourne à la maison à un moment où il semble avoir tout perdu. C’est maintenant la fille qui occupe la meilleure place dans cet espace, y compris sur l’aspect économique. Ça m’intéressait d’explorer ce changement de statut familial.
Comment avez-vous choisi la chanson du film ?
La musique, dans ce cas une chanson, c’est à partir de là que les personnages s’expriment le mieux. Par moments j’ai hésité à enlever tous les dialogues pour que cette chanson soit leur seul mode de communication. Mais je crois que d’une certaine manière on arrive à ça. Très souvent on a du mal à communiquer directement. Pour éviter l’effondrement du fragile équilibre d’intérêts que nous avons réussi à maintenir en tant que famille, en tant qu’entités sociales, avec nous-même. Ces personnages se disent les choses les plus sincères – surtout à eux-mêmes – dans cet espace si sensible. Le père, je sens qu’il n’a pas les mots pour exprimer ce qu’il est en train de vivre, son retour dans un lieu qui a changé, des changements auxquels il n’était pas préparé. Mais il trouve dans une mélodie, dans un souvenir peut-être partagé et hérité au plus profond de son intimité et de sa mémoire, quelque chose pour commencer un nouveau cycle de vie. Mais, en même temps, il y a un peu d’ironie. Parce que la vie arbore un sourire très sardonique. C’est ça que j’aime dans le kitsch. Au-delà du fait que c’est un type d’expression qui caractérise beaucoup la sphère familiale. Annia Linares était une chanteuse très populaire à Cuba dans les années 80. Mes parents m’ont donné le goût de cette musique. En plus, au moment de préparer la photographie ou de penser la mise en scène de mes courts, j’aime beaucoup travailler sur le minimalisme. Du coup j’ai voulu travailler avec cette chanson sentimentale, décalée, bigarrée. De façon à ce que les personnages expriment ce qu’ils ressentent jusqu’à un niveau qui élargit la réalité.
Comment avez-vous travaillé sur les moments de solitude ? Pourquoi avez-vous voulu montrer les personnages séparément ?
Ça m’intéresse beaucoup. Ça me permet d’explorer comment on regarde l’autre et comment on est regardés. C’est une idée que je veux continuer à approfondir. Dans ce cas, j’avais envie de montrer les points de vue de chacun. Les espaces inconnus de ces deux personnes si proches. Ça me permet aussi de centrer davantage l’histoire sur l’aspect sensoriel. Les personnages se montrent petit à petit par petits bouts : comment ils se comportent quand ils sont seuls, quand ils jouent un rôle, par exemple le rôle de père ou quand ils sont dévastés. Le spectateur doit construire les personnages, les construire à partir de ces fragments.
Diriez-vous que le format du court métrage vous a donné une liberté particulière ?
Le format du court métrage me plaît beaucoup. Il a été idéal pour explorer certaines idées auxquelles je faisais référence auparavant. Travailler sur un temps plus réduit me permet de présenter seulement quelques fragments de qui sont les personnages, les situations dans lesquelles ils évoluent. Beaucoup de choses restent en dehors ou en-dessous, comme un iceberg, et le spectateur est libre de donner une forme, un sens, une histoire à ce personnage, à ce moment. Par exemple quand on voyage en voiture, en train, on peut voir des personnes, des situations, des fragments de vie qui nous interpellent, mais le train continue sa route, sans s’arrêter pour nous, et, pendant un court laps de temps, on construit cette personne, cette situation. On invente cette histoire cachée et perdue pour nous. Ça me permet d’explorer une communication plus sensorielle. Pour moi le court métrage a été jusqu’à maintenant un laboratoire d’expérimentations très personnelles.
Atardecer en el Tropico (Coucher de soleil sous les tropiques) a été projeté en compétition internationale.