Breakfast avec Automne malade
Entretien avec Lola Cambourieu et Yann Berlier, coréalisateurs de Automne malade
Le film prend pour sujet, entre autres, la crise identitaire d’une étudiante jusqu’ici définie, pour ne pas dire phagocytée, par son milieu et les exigences de sa famille à son égard. Comment avez-vous abordé cet aspect du film, en termes de mise en scène ?
Lola : Le personnage de Milène arrive à un moment charnière de sa vie – une transition vers autre chose. Dans sa tête, tout est confus. Son cerveau traite toutes les informations de façon simultanée. Certains de ses souvenirs oubliés resurgissent chaotiquement, et cette remémoration lui permet de dresser une sorte de bilan. Le présent déborde de perceptions nouvelles mues par sa sensibilité exacerbée. Et bien sûr, toutes ses appréhensions sont tournées vers l’avenir, seul champ possible de la résolution. Milène est conjuguée à tous les temps et c’est cet enchevêtrement qui rend perceptible cette “crise“ jusqu’alors invisible.
Yann : Le surgissement des archives familiales de Milène au sein même de la fiction est un marqueur de cette crise identitaire, c’est le principal artifice de mise en scène qui participe à cet enchevêtrement des temps. En quittant l’agitation familiale, Milène est soudainement plongée dans le Cantal, dans un temps présent ultra-dilaté, qui englobe à la fois passé et futur. Paradoxalement, c’est dans ce présent dilaté que le passé le plus profond ressurgit, dans ce présent qu’elle trouve la sérénité nécessaire pour affronter un futur subitement libéré de la figure tutélaire de la mère. C’est pourquoi dans le Cantal, elle interrompt subitement sa course en avant pour errer, perdre son temps. Rencontrer Nina, Momo, Alex, et à travers l’autre, peut-être se rencontrer elle-même. Automne malade met en scène le deuil par la fuite.
Le film repose en grande partie sur Milène Tournier sur qui le film est centré. De nombreux documents personnels (images, vidéos) d’elle sont inclus dans le film, renforçant l’entremêlement entre fiction et documentaire. On imagine que la collaboration entre Milène et les réalisateurs du film a été particulièrement étroite ?
Lola : J’ai toujours été surprise de voir ce que les acteurs étaient prêts à offrir de leur personne dans un film. J’ai dans l’idée que plus un acteur met de lui dans un rôle, jusqu’à accepter d’oublier parfois la frontière entre réalité et fiction, plus son personnage prend de l’ampleur et en devient complexe, émouvant. Cette prise de risque de l’acteur constitue le meilleur garde-fou contre la fabrication caricaturale, déconnectée de la réalité et de la vie. Milène a accepté de jouer la synthèse maximale entre sa personne et son personnage. Lorsqu’on lui a proposé d’intégrer des archives vidéo d’elle petite, pour nourrir et crédibiliser sa fiction familiale, elle nous a remis deux disques durs de vidéos filmées par son père, et nous a donné carte blanche pour en faire absolument ce qu’on voudrait dans le film. On a été particulièrement touchés par la confiance qu’elle nous a faite, et celle de sa famille. L’histoire du personnage de Milène est fictive, ce n’est pas son histoire personnelle. Et pourtant rien de ce que le film montre de sa personne n’est totalement faux.
Yann : Notre désir de réaliser un film part souvent d’un désir de travailler avec quelqu’un, de l’observer, de le comprendre, de le filmer et de le donner à voir. On a développé un rapport à l’acteur/personnage qui s’inscrit presque dans une démarche documentaire. De réaliser une fiction avec l’actrice Milène Tournier à réaliser un documentaire sur Milène Tournier, il n’y a qu’un pas, quasi formel. Automne malade est une fiction, mais on aurait pu tout aussi bien en faire un documentaire. L’investissement de Milène dans le film aurait été le même. La collaboration avec Milène a été plus qu’étroite. Le film fait autant partie d’elle qu’elle fait partie du film. Son rôle a été écrit pour elle en amont du film. Puis avec elle pendant le tournage. Les archives représentent une part de sa contribution à l’écriture du film, mais c’est loin d’être la seule.
Les scènes de discussion entre Momo et Milène sont saisissantes d’authenticité, comment ces séquences ont-elles été travaillées, préparées pour obtenir ce résultat ?
Yann : Tous les dialogues du film sont improvisés. Il n’y a pas un mot que les acteurs n’aient pas inventé au moment même de la prise. On leur souffle parfois des idées, des trajectoires, mais c’est eux qui pensent, eux qui parlent. Ils doivent inventer le chemin. L’improvisation permet de préserver le temps présent, l’incertitude, les détours, l’impulsivité propres au mouvement de la pensée. Peu importe le temps que ça prend. Et ça prend souvent beaucoup de temps. On est prêt à perdre pas mal de temps pour obtenir quelques minutes de cette précieuse “authenticité“.
Lola : Concrètement, on est souvent loin d’eux. On ne parle presque jamais, on ne les coupe pas. On ne les fait jamais répéter. On se contente de réorienter la discussion de temps à autres. On ne leur impose aucun cadre. C’est la caméra qui s’adapte. Et comme ça, on les laisse patauger dans la scène jusqu’à ce qu’ils capitulent, qu’ils arrêtent de produireet qu’ils commencent ensemble à vivre un moment authentique, en temps réel. Après, évidemment il y a le cadrage, le montage, qui fabrique de toute pièce une représentation de l’authenticité. En fin de compte c’est sûrement la friction entre le temps réel vécu au tournage et la réécriture au moment du montage, dans un temps condensé et essentialisé, qui donne cette sensation d’“authenticité“.
Ces injonctions à l’excellence, jusqu’ici intériorisées, apparaissent à Milène dans toute leur absurdité au contact de ses hôtes et de la nature. Quel rôle joue cette nature sauvage (le Cantal) dans le processus violent et douloureux qu’expérimente Milène ?
Lola : Dans Automne malade, la Nature, les animaux et les personnes qu’elle rencontre agissent comme une sorte d’unité de mesure de son paysage intérieur. L’immuabilité du Cantal renvoie Milène au trouble de son propre paysage intérieur, à ses doutes, à sa culpabilité. C’est aussi une nouvelle temporalité qui ne fait pas partie du monde humain, mais qui fonctionne selon ses propres règles, cycliques, et pour qui la vie ou la mort ne renvoient à aucune idée intellectuelle, ni à aucune morale.
Yann : Milène a besoin de sortir la tête de l’agitation contextuelle de son milieu familial, pour se rendre compte de son propre bouillonnement intérieur. Le Cantal fait remonter le désordre à la surface, joue le rôle d’une sorte de catalyseur, d’antagoniste pour Milène.
Pour finir, pouvez-vous nous parler de Réalviscéralisme, que vous avez créé en 2015 ?
Yann : Réalviscéralisme c’est une manière de qualifier notre étroite collaboration, notre manière commune de faire des films. Ce n’est ni Yann, ni Lola, mais une synthèse des deux. Réalviscéralisme, c’est le produit d’un acte de création où 1+1 fait 1, comme lorsqu’on devient parents. On avait auparavant chacun une activité artistique personnelle, dans le domaine du théâtre. Et étrangement, on s’est improvisé réalisateurs au moment où notre fille est née. Ni l’un ni l’autre n’était formé au cinéma, on a dû tout apprendre sur le tas. Dès le début, on a choisi de créer et de penser tout ensemble, à égalité. On écrit à deux, on réalise à deux, on cadre à deux, on monte à deux. Et on ne sait plus à la fin qui a fait quoi. On a appelé notre fille Anouket notre cinéma Réalviscéralisme. Les noms, c’est arbitraire. Un hasard, une envie, une référence commune qui nous plaisait au moment de choisir. Ils abritent leur propre sens, ça ne signifie rien d’autre que Nous.
Lola :Au fil du temps, Réalviscéralisme a développé sa propre identité. On a remarqué que quelles que soient les histoires, les projets, c’était toujours la porosité entre le réel et la fiction qui était au cœur de nos recherches. On écrit des documentaires qu’on tourne comme des fictions, et des fictions qu’on tourne comme des documentaires. La distinction entre les deux n’a guère de sens dans notre travail. On fait du vrai avec du faux et du faux avec du vrai. C’était un concept vide à l’origine, une page blanche qu’on remplit petit à petit.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Lola : Aucune. Si ce n’est que dans la contrainte, il faut ré-inventer sa façon d’être libre. Dans tous les cas, on est libre mais… On est libre mais il faut faire court. Ou on est libre mais il faut faire long. Seulement quand on débute comme nous, il vaut parfois mieux faire court que long. Très honnêtement, c’est plus une stratégie de production et de distribution qu’autre chose.
Yann : Pour la petite histoire, comme en général on aime plutôt que ce soit long, on a tourné Automne malade en pensant réaliser un long métrage. Alors on a naïvement monté une première version de 2 heures. Quand on l’a montrée à nos proches amis et meilleurs conseillers artistiques, ils nous ont gentiment dit que, tel quel, le film était nul. Enfin, pas nul, mais presque… C’était trop inégal pour qu’on puisse se permettre d’être aussi long. Automne malade est une autoproduction, tournée avec du matériel plutôt amateur. On n’avait pas vraiment les moyens de notre ambition. Mais ils nous ont aussi vigoureusement dit qu’on avait là de quoi repenser au montage un format court et que ça pouvait être très beau. On leur a fait confiance. Et honnêtement pour le coup, ça nous a libérés d’un poids.
Automne malade a été projeté en compétition nationale.