Breakfast avec Jukai
Entretien avec Gabrielle Lissot, réalisatrice de Jukai
Comment avez-vous connu l’histoire de Jukai et pourquoi étiez-vous intéressée par l’idée de développer un film autour de cette forêt ?
J’ai découvert cette forêt par un documentaire trouvé par hasard sur Internet. J’ai tout de suite été fascinée par ce lieu presque mythologique où des destins funestes rencontrent une nature très vivace.
C’est ce contraste entre la vie et la mort qui m’a d’abord intéressée, c’est pour ça que j’ai décidé de faire de mon personnage une femme enceinte, prête à donner la vie, qui rechercherait désespérément un mort.
Pourquoi avez-vous choisi de rendre l’environnement de Jukai noir, à part les fils de couleurs qu’il faut suivre depuis les arbres, le sol, les feuilles… ?
C’est principalement afin de mettre en valeur les fils de couleurs. Ces fils sont en effet un élément central de mon histoire, en plus d’être très graphiques, ils ont une portée symbolique très forte. Ils représentent un lien entre la vie et la mort puisqu’ils relient l’entrée de la forêt au lieu de suicide des personnes qui les ont déroulés. Mais ils sont aussi le symbole de la filiation, du lien qui relie un enfant à son père.
Je trouvais également intéressante l’idée d’avoir une progression graphique qui corresponde à la tonalité du film : au début on est dans une atmosphère très sombre où la couleur, comme l’espoir, sont quasiment absents, pour finir sur une explosion de couleurs à la naissance du bébé.
Dans Jukai, vous questionnez la déception et l’incompréhension dans une relation amoureuse. Pourquoi étiez-vous intéressée par le fait de montrer cet échec ?
Je n’ai pas vraiment l’impression que l’échec amoureux soit le sujet central de mon film. À aucun moment, la raison qui a poussé cet homme à abandonner sa femme enceinte n’est précisée, chacun peut imaginer ce qu’il veut. Effectivement, l’héroïne ressent une violente colère contre cet homme, mais finalement l’amour qu’elle lui porte lui permet d’accepter son choix, aussi terrible soit-il, et de lui pardonner.
Êtes-vous intéressée par la thématique de la fragilité du fil de la Vie ?
Oui, c’est un sujet absolument universel, tout le monde a été ou sera touché par la perte d’un proche. C’est une thématique qui ne peut laisser personne indifférent. Mais c’est également un sujet difficile à aborder car même s’il est universel, il est aussi extrêmement personnel, chacun vit son deuil à sa manière.
Connaissez-vous les Parques Grecques et le Fil d’Ariane ? À part l’histoire particulière de la forêt de Jukai, avez-vous d’autres inspirations de fils ?
Bien sûr, le Fil d’Ariane est la première chose qui m’est venue à l’esprit en découvrant l’histoire de cette forêt. Ensuite, mes inspirations sont plutôt artistiques, notamment pour la structure/berceau de la séquence finale. Je me suis beaucoup inspirée de l’art brut et du land art et plus particulièrement du travail de Judith Scott qui recouvre des objets de fils de laine jusqu’à en faire des sortes de gros cocons, et celui d’Edith Meusnier qui fabrique, en pleine nature, des structures géométriques géantes à base de rubans colorés.
Êtes-vous intéressée par la thématique des relations parent-enfant et pensez-vous réaliser des films autour de cette question ?
Oui, je m’intéresse beaucoup à cette thématique et plus précisément à l’idée de transmission entre parent et enfant, qu’elle soit consciente ou pas. Je suis justement en train de travailler sur un nouveau scénario axé sur l’analogie entre la maternité et l’astronomie (tout simplement !), mais du point de vue de l’enfant cette fois.
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Pourquoi étiez-vous intéressée par la question des addictions qui est aussi entrevue dans Jukai ?
J’imagine que vous faites référence à la scène où on découvre des somnifères et une bouteille d’alcool près d’un corps. Il s’agit plus d’un indice de mise en scène pour faire comprendre le suicide qu’un sujet à part entière.
Pensez-vous que la fuite soit une solution plus facile que la revendication, que le conflit ?
Tout dépend de la situation. En l’occurrence, je pense que les personnes qui décident de se rendre dans la forêt des suicides pour mettre fin à leurs jours sont bien au-delà d’une quelconque idée de fuite ou de conflit. Ils en sont probablement arrivés là car c’était la dernière option qui s’offrait à eux, quelles que soient leurs raisons. Et ça n’est pas à moi de dire s’ils ont fait ce choix par facilité ou par courage.
Pensez-vous que l’Amour puisse laisser des espaces de liberté, de vécus sans l’Autre ?
Bien sûr, même si elle est extrêmement blessée par la perte de l’homme qu’elle aime, mon héroïne va réussir à surmonter sa peine et à rester dans la vie. Cet espoir, cet élan de vie est symbolisé par la naissance de l’enfant.
Pensez-vous que le court métrage soit un bon outil pour questionner les relations humaines et la « méga » cellule sociétale ?
Oui, je pense que le court métrage est au cinéma ce que la fable est à la littérature. Dans ce format, l’anecdotique devient un moyen d’approcher des sujets universels, on est obligé d’aller à l’essentiel.
Jukai a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
J’ai écrit une première version de ce film avant d’avoir le moindre soutien extérieur. Mais effectivement quand le projet a commencé à prendre forme, nous avons discuté, mon producteur, Arte France et moi pour savoir si le personnage principal devait être une jeune femme japonaise (comme c’était prévu initialement) ou française. On a convenu qu’il serait plus intéressant et plus juste d’en faire une française, pour éviter de tomber dans un orientalisme cliché et pour être au plus proche de ses émotions.
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Pour voir Jukai, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F4 ou bien à la séance scolaire pour les plus jeunes.
Les élèves de la séance scolaire auront l’occasion de rencontrer Gabrielle Lissot lundi 8 février à 13h à l’école supérieure de commerce de Clermont-Ferrand.
Les spectateurs de la séance F4 au cinéma Le Rio jeudi 11 février à 14h pourront discuter avec la réalisatrice à l’issue de la projection.