Breakfast avec Les fantômes de l’usine
Entretien avec Brahim Fritah, réalisateur de Les fantômes de l’usine
Tout d’abord, Les fantômes de l’usine est-il issu d’une (ou plusieurs) histoire(s) vraie(s) ? Le texte lu par les voix off retranscrit-il un témoignage réel ?
Les fantômes de l’usine est en partie autobiographique. Le texte en voix off s’inspire de souvenirs et de réflexions personnelles glanées au fil de mon adolescence dans l’usine. Mais c’est aussi un récit de fiction, notamment ce qui concerne les fantômes, ceux des ouvriers, celui du conte qui ouvre le film.
Les fantômes de l’usine se passe donc dans une usine… Etait-il prévu dès le départ de placer l’action dans ce décor ou l’usine est-elle apparue au fur et à mesure de la pré-production ? Et comment avez-vous choisi les différents lieux pour le tournage ?
À l’origine du projet, il y a un long métrage autobiographique Chroniques d’une cour de récré, sorti en juin 2013, que j’ai écrit et réalisé. Avec ma famille, nous habitions dans une usine, dont mon père était le gardien. Le film évoque cette période de mon enfance dans les années 80. Mais je n’en avais pas fini avec ces souvenirs.
Le court métrage m’a permis d’explorer une autre facette de cette jeunesse dans ce milieu ouvrier, dans cette usine et dans une perspective plus poétique, presque fantastique et intimiste.
Donc oui, l’usine était prévue dès le départ et avant de trouver l’usine qui me convenait, il a fallu en voir près d’une centaine dans toute la région parisienne. Ayant vécu, joué, travaillé dans des usines toute mon enfance, j’avais une idée très précise de ce que je voulais, des décors du film, les ambiances et les différents lieux de l’usine que j’avais en tête : la cour, les entrepôts et les bureaux administratifs, les intérieurs de la maison du gardien, où l’on habitait.
Dans Les fantômes de l’usine, votre personnage principal témoigne d’une enfance pendant laquelle il exerce un travail. Avez-vous, durant le travail de création, récolté des informations quant à cette réalité du travail des enfants ? Et selon vous dans Les fantômes de l’usine, les enfants étaient-ils déclarés ? Etaient-ils scolarisés ? Comment expliquer qu’ils effectuent ce travail alors qu’ils sont mineurs ?
Cette partie où le jeune personnage principal fait le ménage dans les bureaux de l’usine, c’est vraiment moi, mais plus dans la période adolescente, 14/18 ans. Cela se faisait après l’école, après 19h, comme raconté dans le film. Ce n’était pas imposé par mes parents, c’était plus l’envie de les aider dans les ménages, et de profiter de ces moments très particuliers, et privilégiés, lorsqu’on est seul dans l’usine, un monde d’adulte. Les ménages n’étaient pas une obligation, souvent, nous en faisions une partie et mes parents terminaient le reste. Pour le film, je voulais justement raconter un point de vue décalé sur le monde ouvrier, celui d’ados qui vivent dans une usine et qui en connaissent les moindres recoins.
L’usine est le cadre de contes imaginaires créés par votre personnage principal. On sent, dans son discours, un fantasme très fort quant à la construction pyramidale de l’usine et l’image patriarcale de ces Messieurs au Travail. Avez-vous volontairement développé cet aspect dans le film ?
Le rapport que nous avions avec les employés, les cadres et les patrons, « les Messieurs de l’usine », comme on les appelait, n’est pas basé sur un fantasme, c’était la réalité que nous vivions, une relation d’ouvriers, d’employés à patron, très paternaliste, ni bonne, ni mauvaise dans mon souvenir, à l’ancienne.
Une hiérarchie proche des modèles de ce qui existait dans les grandes entreprises industrielles et familiales, comme Peugeot, Michelin et bien d’autres. Nous, on vivait dans les usines Potain, spécialisées dans les grues de chantiers.
Avec le court métrage, je voulais justement évoquer la vie de l’usine de l’intérieur, avec le regard décalé et les réflexions d’un jeune ado. Car au-delà d’un lieu de travail, l’usine était pour nous un lieu de vie. Et le soir, l’usine vide devient une autre entité, un espace de jeu. De nombreux recoins sombres, propices aux fantasmes les plus étranges, et c’est là qu’interviennent les fantômes de l’usine. Et si les fantômes des ouvriers hantaient l’usine… C’est cette dimension irréelle que je voulais évoquer, même si ce n’est que rapidement, dans le film. Un long métrage que j’écris développera plus en profondeur cette problématique, qui m’est chère. Car pour moi, la représentation d’une usine s’accompagne aussi d’une dimension quasi fantastique, que l’on ne retrouve que très rarement, car c’est surtout le point de vue social ou économique qui est associé à l’usine. Et donc souvent une représentation réaliste. L’usine n’est que très rarement un personnage mystérieux, empli de secrets. Le court métrage sur lequel je travaille avec mon équipe s’intitule Wouhaaa !!!, toujours l’histoire d’un jeune balayeur (incarné par Yanis Bahloul) dans une usine. On basculera complètement dans le fantastique, dans le fond et la forme.
Pourquoi avez-vous choisi de ne pas prolonger le questionnement vers l’espoir personnel que porte en lui, ou pas, ce personnage par rapport aux hommes de l’usine ?
À la fin du film, le personnage principal explique que les histoires d’ouvriers sont ses préférées. C’est un hommage à la mémoire des ouvriers de l’usine. Le réalisateur que je suis, n’a pas oublié d’où il venait. C’est l’un des enjeux du film. Même si le résultat est une courte évocation, modeste, de ces ouvriers que j’ai côtoyés. Des fantômes de l’usine de ma jeunesse.
Il y a dans Les fantômes de l’usine une belle séquence sur le verre et son pouvoir de réfringence (capacité à réfracter les rayons lumineux), comme une extension au pouvoir que possède votre personnage principal de rendre ce verre propre, brillant et beau. Comment avez-vous conçu en particulier cette séquence par rapport à l’ensemble ?
L’adolescent éprouve une satisfaction après avoir tout nettoyé dans les bureaux. Et une fois la lumière des lieux éteints, une autre lumière émane de lui… Est-ce réellement le cendrier qui brille, est-ce lui qui se l’imagine ? Ce qui compte est qu’il éprouve et sente cette lumière, qui est une manifestation de son imagination… Une sorte d’étincelle magique, une intuition, un début d’idée… Je trouvais intéressant de montrer que même à partir d’une tâche peu reluisante et répétitive qui est celle d’un balayeur, pouvait surgir une représentation, une idée artistique ou autre. On a créé la séquence en jouant sur des effets de lumière, de transparence et de surimpression d’image du cendrier pour traduire ce sentiment magique et naïf à la fois… Un peu comme Aladin qui frotte la lampe et le Génie qui apparaît. Un clin d’œil aux Mille et une Nuits. Toujours dans l’idée d’un conte. Et au-delà d’une reconnaissance de son travail, il y a aussi une leçon d’humilité pour le jeune balayeur : même si on ne remarque pas le travail qu’il a fait, il en tire, indirectement, une satisfaction.
Enfin, vous avez produit Les fantômes de l’usine en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Je pense qu’il y a la possibilité de produire et réaliser des films très différents les uns des autres, grâce à une économie et des fenêtres de diffusions qui sont uniques au monde. On peut voir des court métrages très bien financés, côtoyer des courts réalisés avec très peu de moyens. C’est aussi dû, je crois, au système d’intermittence du spectacle qui permet à des professionnels de travailler sur des courts métrages et de côtoyer des débutants qui veulent se lancer dans le cinéma. Ce sont ces rencontres et les possibilités économiques de les favoriser qui me semblent précieuses et qui favorisent la constante dynamique du court métrage. Ainsi, malgré le peu de moyens, je pouvais compter sur l’énergie et l’enthousiasme de mon équipe pour aller jusqu’au bout du film.
Pour voir Les fantômes de l’usine, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F10 et aux séances de la Compétition Scolaire SCO.