Dîner avec Carapace
Entretien avec Flora Molinié, réalisatrice de Carapace
Carapace semble être fait de dessins posés sur une image filmée. Avez-vous tourné les scènes sur une pellicule ? Sinon, quelle technique numérique avez-vous utilisée pour superposer le dessin à l’image ? Combien de temps vous a pris la réalisation du film avec ces différentes étapes ?
Carapace est un objet hybride entre peinture sur verre et vidéo. Nous avons tourné tout le film, avec des comédiens, puis les images vidéo ont été projetées sur une plaque de verre, et peintes à la peinture à l’huile. Chaque image finalisée est ainsi photographiée avant d’être modifiée, en effaçant et repeignant les parties mobiles pour finalement retranscrire le mouvement.
La peinture animée étant une technique très fastidieuse : il faut près de 400 peintures par minute, la réalisation du film avec cette technique de « film sous le film » m’a pris 1 an de travail intense, dont 10 mois d’animation.
Dans Carapace, vous abordez une question très crue sur la sexualité des couples. Généralement, le sexe est considéré comme une activité instinctive qui ne nécessite pas d’explications et d’éducation. Carapace semble soutenir le contraire. Avez-vous une conviction sur la question du rapport sexuel « inné » ?
Je n’ai pas vraiment de conviction là-dessus. Néanmoins, je pense que nous n’avons pas tous le même rapport au sexe, qui est quelque chose de très personnel, et s’il peut paraître instinctif pour certains, il peut en effet sembler compliqué voire impossible pour d’autres. Pour les femmes notamment, sans vouloir faire de généralités, la « première fois » est souvent associée à la douleur, au sang, à la perte de quelque chose tandis que d’un point de vue masculin c’est généralement l’extrême opposé, c’est le plaisir, l’accomplissement, même si l’angoisse est souvent commune des deux côtés. Tout ça est, bien entendu, véhiculé par des schémas qui font toujours partie de notre société.
D’où vous est venue l’idée de réaliser Carapace? Avez-vous effectué des recherches ou recueilli un témoignage sur la question des personnes vivant en couple sans relations sexuelles ?
Mon premier contact avec le sujet du film s’est fait au détour d’une confidence. J’ai découvert l’existence de ce dysfonctionnement sexuel en écoutant un couple d’amis proche partager leurs difficultés intimes. Mon amie vivait avec ce blocage qui rongeait son quotidien, sa tête était devenue le rival de son corps, ce corps refusant d’accepter un rapport normal. Son histoire m’a touchée et c’est avant tout cette bataille d’une femme contre son propre corps que j’ai eu envie de raconter, et qui était aussi pour moi une vraie question de mise en scène. Mise en rapport avec le docteur qu’elle consultait, c’est lui qui m’a donné le nom de ce trouble : le vaginisme. Il m’a décrit ce problème sexuel et relationnel comme un réflexe protecteur impossible à maîtriser. Ce médecin m’a ensuite guidé vers l’association « Les Clés de Vénus », composée de femmes et d’hommes ayant été confrontés à ce genre de troubles qui permet aux femmes de s’exprimer et d’échanger les unes avec les autres. Là, j’ai pu me rendre compte du nombre de femmes qui vivent cette même lutte, et à quel point il était nécessaire d’en parler. C’est donc à partir de toutes ces rencontres et ces témoignages que s’est construite l’histoire de Lili et Léo et leur parcours de couple contraint de vivre avec une sexualité incomplète.
La partie dessinée du film appuie les séquences par des effets prononcés, qu’on va immédiatement relier à des émotions comme le délire, l’enfermement ou la métamorphose.
Votre travail d’animation semble illustrer le film de ressentis liés à l’histoire filmée et crée un effet d’intermédiaire délivrant le contenu, un peu comme le conteur qui donne des intonations à sa voix et prend des postures pour délivrer son conte. Voyez-vous la réalisation comme une narration ?
Dans Carapace, les différentes couches de peintures créent une sorte de pudeur, et rendent l’image moins brutale, en mettant une distance, ce qui me permet d’être dans l’intimité du couple, de confronter le spectateur aux corps nus, à la chair sans aller dans le voyeurisme. La peinture se veut alors comme un voile de douceur sur une histoire qui pourrait sembler crue voire triviale, c’est aussi un moyen de sublimer et de donner un certain onirisme à la narration qui est très terre-à-terre.
Lorsque Lili se confronte à son corps, on bascule dans sa vision déformée, dans des images un peu irréelles, par un passage entre peinture et vidéo où la technique est révélée. Dans ces images qui sont comme des sensations, l’image est presque immobile, comme une photographie avec un très long temps de pause qui donne une impression de mouvement fantomatique. L’atmosphère de ces images est très intime, laiteuse, semblable à un épais brouillard enveloppant. Le corps de Lili baigne dans cet univers à la fois doux, protecteur, et oppressant. Il se contracte dans une position protectrice, renfermé sur lui-même, comme s’il était agressé.
Dans Carapace, vous jouez essentiellement sur le rapport de la femme adulte à son statut d’enfant, de la petite fille au bébé qu’elle a été, comme si la femme était bloquée dans une bulle rose bonbon. Pensez-vous qu’en France aujourd’hui, presque 50 ans après les événements de mai 1968, la revendication d’une sexualité féminine soit encore un objectif à atteindre ?
Ce n’était pas dans mon intention de montrer une femme bloquée à l’état de petite fille ou enfermée dans une bulle rose bonbon. Pour moi Lili est plutôt un petit soldat, elle est déterminée, tenace, elle ne lâche pas le morceau. Ce dont je voulais parler, c’était plutôt le rapport d’une femme à son corps, dans une forme de lutte, de combat.
Je ne sais pas si on peut dire que la sexualité féminine est un “objectif à atteindre”. En tous cas, la révolution sexuelle des années 60 a permis des avancées, des tabous sont tombés, mais dans cette lutte-là, rien n’est jamais acquis, et il reste encore beaucoup de chemin à faire.
Pensez-vous que des séries comme Sex and the city ou Desperate Housewives ont pu influencer les mœurs ? Pensez-vous qu’une autre forme de communication devrait être mise en place ?
Je ne suis pas sociologue, mais je ne pense pas que ces séries aient vraiment pu influencer les mœurs, au contraire elles véhiculent beaucoup de clichés et de stéréotypes sur la femme trentenaire d’aujourd’hui.
Je pense plutôt qu’elles sont un phénomène de mode et qu’elles surfent sur cette vague de libération de la condition féminine. En revanche on voit aujourd’hui éclore de plus en plus de séries et de films féministes. Je pense par exemple à Top of the Lake de Jane Campion, Girls de Lena Dunham, Mad Men de Matthew Weiner, 2 Broke Girls de Michael Patrick King et Whitney Cummings, ou encore, en France, les films de Céline Sciamma, pour ne citer qu’elle, qui permettent de faire évoluer les mentalités.
Dans Carapace, vous ne vous attardez pas sur les causes du problème de votre héroïne, sur son rapport à son partenaire, sur l’hypersexualisation des images modernes… Elle finit par trouver une solution à son problème en agissant. Pensez-vous que les raisons des problèmes que nous rencontrons n’ont pas d’importance et que la priorité devrait toujours être l’action ?
Je ne voulais surtout pas problématiser ou théoriser la lutte de Lili en mettant une cause ou un traumatisme sur son trouble. Ce serait alors devenu un film d’introspection, psychologisant, alors que je voulais que tout soit dans l’action et l’énergie. Dans la réalité, d’ailleurs, la compréhension d’éventuelles causes psychologiques ne vient pas toujours résoudre le trouble physiologique. Lili va donc tenter de surmonter son handicap en essayant de se réapproprier son corps et de reprendre le contrôle. Evidemment nous réagissons tous à notre manière face aux problèmes que nous rencontrons, et je ne pense pas qu’il y est une seule bonne façon de réagir, chacun doit trouver celle qui lui convient le mieux.
Après le générique de fin, il y a encore une séquence de Carapace, comme un dénouement final. Pourquoi n’avoir pas intégré cette séquence au sein du film ?
Au départ, cette séquence devait être intégrée au film, juste avant le générique. Mais la différence d’univers, et le trop grand contraste avec les scènes en peinture animées, créaient une rupture qui ne fonctionnait pas bien. L’intégrer dans le générique était alors une bonne solution qui permettait de changer de medium sans que ce soit choquant. Dans le récit, et à travers les motivations de Lili, c’était aussi important de finir sur le couple, cette dernière séquence devient alors comme une sorte de clin d’œil.
Carapace a été produit en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Je n’ai jamais été produite à l’étranger, donc je ne peux pas vraiment faire la comparaison. En revanche, j’ai la sensation qu’en France, grâce aux aides publiques, on a la chance d’avoir une vraie liberté d’expression tant dans les sujets que dans le traitement des films. De cette liberté naît une grande diversité et une richesse créative dans le court métrage.
Avez-vous aussi essayé de contacter des productions étrangères ? Pensez-vous que Carapace aurait pu être réalisé dans n’importe quel pays ?
Nous avons eu la chance de pouvoir réunir assez de financements français pour que le film se fasse, nous n’avons donc pas eu besoin de contacter des productions étrangères.
Evidemment, vu le sujet du film, il aurait été impossible de le réaliser dans certains pays, ceux où la religion y est très présente par exemple.
Pour voir Carapace, rendez-vous aux séances de la Compétition nationale F3.