Dîner avec Cargo Cult
Entretien avec Bastien Dubois, réalisateur de Cargo Cult, et Julie Nobelen, infographiste sur le film
Pourriez-vous préciser la situation historique dans laquelle se déroule le film et la rencontre culturelle liée à l’aviation qui y est décrite ?
Le « Culte du Cargo » est un ensemble de rites qui sont apparus en Mélanésie (Océanie), nés de la confrontation entre deux cultures très différentes : celle dite occidentale (russes, hollandais, australiens, américains etc.) et celle ancestrale des peuples mélanésiens. Ces derniers ont donc adapté leurs croyances face à des choses qu’ils ne connaissaient pas : les avions, les produits manufacturés, les armes à feu, etc.
Dans mon film, le récit se situe au moment de la seconde guerre mondiale, en Papouasie Nouvelle Guinée. C’est-à-dire au moment où des américains ont des bases militaires sur ces îles. Je ne pouvais pas condenser des dizaines d’années d’Histoire en un court-métrage de 11 minutes ! J’en ai donc tiré une sorte de fable anthropologique basée sur des faits historiques.
La langue parlée par vos personnages existe-t-elle réellement ?
Oui, il s’agit d’un des 700 (au moins) dialectes différents en Papouasie Nouvelle Guinée. La voix a été enregistrée par un ami (Igal Kohen) qui réalisait un web-documentaire sur place. On lui a envoyé une animatique et il a fait jouer les gens avec lesquels il travaillait.
Sur quelles données avez-vous construit votre scénario ? Des témoignages ? Des écrits historiques ? Des dessins ?
Je me suis essentiellement basé sur des livres historiques et anthropologiques pour l’aspect narratif. Pour l’aspect image, j’ai bien sûr étudié pas mal de photos et vidéos. Et comme au moment du développement du film, on était installés à la Réunion, on s’est beaucoup inspirés de la végétation et des paysages réunionnais qui ont des similitudes avec la Papouasie.
Pour mon précédent film Madagascar, carnet de Voyage, j’avais séjourné dix mois sur place pour faire le film.
Au contraire pour Cargo Cult je n’ai pas voulu me rendre sur place pour plusieurs raisons. Je ne voulais pas faire du tourisme pré-fabriqué ou aller voir les dernières personnes isolées et contribuer alors à leur pollution culturelle.
De plus mon histoire se passe durant la Seconde Guerre Mondiale, donc j’ai considéré que mon sujet n’existait plus vraiment en tant que tel.
Je voulais créer un détachement et prendre plus le récit comme un concept que comme une analyse documentaire.
Dans Cargo Cult, on peut admirer la curiosité et l’envie d’apprivoiser l’inconnu dont fait preuve le personnage principal du film. Faites-vous beaucoup de voyages ? Et autant de films ?
Oui, nous voyageons beaucoup mais on ne fait pas un film à chaque fois ! Faire un film d’animation prend trop de temps pour ça !
On fait en moyenne trois ou quatre voyages par an. Et quand c’est possible, nous aimons être dans un cadre différent pour travailler. C’est bien sûr très inspirant et notre façon de travailler nous le permet : avec un ordinateur on peut travailler de n’importe où maintenant.
Qu’est-ce qui différencie Cargo Cult de vos précédents films ?
Mon premier film Madagascar, carnet de voyage est un carnet de voyage animé. Très documenté, presque documentaire, fait sur place, inspiré de mon vécu et de mon ressenti. Pour Cargo Cult, on avait tout scénarisé à l’avance, il y avait une animatique et une journée de tournage en motion capture à planifier, donc on est plus proche d’un film de fiction avec un tournage. Et ça m’a vraiment donné envie de faire de la prise de vue réelle.
Pour Cargo Cult, j’avais envie de faire une rupture et aller davantage vers la fiction. On ne suit pas un personnage en voyage, mais un personnage principal dans un récit, nous ne sommes plus dans la subjectivité mais dans la fiction. J’ai cependant essayé de conserver des liens entre mes films : l’exotisme, l’insularité, la question anthropologique, la découverte d’une pratique religieuse… Mais j’ai conçu l’approche narrative de manière très différente.
Cargo Cult commence par cette citation d’Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » Cela est aussi vrai pour les technologies de l’animation ! L’animation utilisée dans votre film semble mêler plusieurs techniques (ombrages, arbres semblant en 3D, travail des lumières) ? Le travail est vraiment esthétique. Comment travaillez-vous vos dessins ? A quel moment, dans votre processus de création, faites-vous intervenir l’outil numérique ?
Tout le temps. Nous avons utilisé plusieurs techniques qui se mêlent et se complètent. Il y a une base de Motion Capture pour les personnages. Tout a été fait en 3D : décors et personnages. Puis des décors ont été dessinés à la main. Et les personnages ont été dessinés image par image à la main également. Tous ces dessins ont ensuite été réintégrés dans la 3D. Ensuite, on a récupéré les ombres et les couleurs de la 3D pour rassembler tout ça dans une image finale.
Mon intention graphique est d’utiliser des solutions techniques assez avancées en essayant d’effacer un maximum d’indices qui peuvent faire ressentir l’outil informatique. J’essaie d’en prendre les avantages et d’effacer tout ce qui peut ressembler à de l’informatique. J’espère que les spectateurs se laissent absorber et n’y pensent pas trop. La Technologie est un moyen, pas un finalité.
La magie réside-t-elle seulement dans la technique, ou n’est-elle pas davantage portée par l’imaginaire qui s’approprie cette technique pour la rendre vivante ?
Si la magie ne résidait que dans la technique, il n’y aurait plus de cinéma. Ce qui importe le plus, c’est comment les événements se déroulent, l’histoire que tu construis, à quel moment on fait intervenir tel ressenti, telle émotion, la musique… Je commence toujours un film par la bande son. J’écris un début de scénario et très rapidement je sais quelle musique je veux, presque une musique par scène. Et cela guide tout le reste de mon travail.
L’avion, qui a la capacité de voler, a toujours fasciné les hommes. Pendant la période de développement de cette technologie, les aviateurs ont tous été de grands rêveurs, plaçant la valeur de leurs vies après la fierté et le bonheur de réussir leurs rêves. Nombreux sont ceux qui ont sacrifié leur existence sur l’autel du Dieu Avion. Quelle relation avez-vous avec l’avion ? Et avez-vous déjà rêvé de voler de vos propres ailes ?
Dans votre question, je remplacerais le mot « Avion » par « Animation », « voler » par « animer » et « aviateurs » par « animateurs » !
Après, le mot « sacrifice » est excessif, mais c’est un sacrifice au sens où c’est tellement long en nombre d’heures de fabrication par rapport à la durée du film. Dans l’animation, il y a une implication physique dans le processus, tu fais souvent beaucoup de choses seul. Chaque image tu la paies physiquement…
Enfin, malgré l’aspect naïf des protagonistes et le ressort comique de l’issue de leur aventure, leur ferveur croyante est bel et bien récompensée. Le Dieu répond à leurs prières. Quel message souhaitez-vous que le spectateur en retienne ?
Je n’ai pas axé le film sur la question des croyances, je suis athée et pour moi le culte du cargo est un prétexte. J’ai sciemment tissé l’histoire autour de plusieurs concepts, plusieurs niveaux d’analyse, plusieurs angles d’approche, pour que chacun puisse se faire sa propre interprétation de ce qu’il a vu et que cela permette au spectateur de projeter son propre imaginaire.
Le culte du cargo est un outil d’analyse pour l’anthropologie, la sociologie et la psychologie ; je voulais faire la même chose et ne pas expliquer de façon didactique ce qu’est ou non le culte du cargo. Je voulais faire un film onirique pour que chacun en tire ses propres enseignements.
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Cargo Cult était diffusé aux séances de la Compétition Nationale F5 et SCO.