Breakfast avec Clean With Me (After Dark)
Entretien avec Gabrielle Stemmer, réalisatrice de Clean With Me (After Dark)
Comment avez-vous découvert cet « univers » sur YouTube ?
J’ai une grande pratique de YouTube depuis déjà 7 ou 8 ans – c’est ma télé à moi. Je dirais que, depuis le début, je regarde des contenus à 90% féminins, et j’ai commencé par des vidéos de beauté, de cuisine, de décorations intérieures : autant de domaines pour lesquels je n’ai que peu d’intérêt dans la vraie vie. J’ai déduit de ce paradoxe que ce qui m’intéressait, c’était de voir comment d’autres femmes vivaient leur féminité, et voir jusqu’à quel point la charge mentale pouvait s’ériger en art de vivre. Ces vidéos me délassent car je les regarde avec une certaine distance, et en même temps elles éveillent chez moi une curiosité quasi anthropologique. C’est l’algorithme de YouTube qui a décidé qu’il était temps pour moi d’explorer le côté ménager de la plateforme, quand dans mes « suggestions basées sur mes abonnements » est apparu le premier CLEAN WITH ME.
Avez-vous pris contact avec l’une de ces YouTubeuses ?
J’ai pris contact avec chacune des femmes qui apparaissent dans ce film, ne serait-ce que pour les informer de mon intention d’utiliser leur contenu. Au commencement du projet, j’ai surtout correspondu avec Jessica, « Keep Calm and Clean », la YouTubeuse que l’on voit le plus dans le film et qui fait la bascule avec le hors-champ angoissé des vidéos de ménage. À l’époque, je lui avais parlé du projet et proposé un rendez-vous par Skype plus tard dans l’année, quand le film serait bien avancé. Elle était très ouverte et intéressée, mais j’ai finalement opté pour une démarche différente, qui excluait ce type d’entretien. Je lui ai envoyé le film terminé, dans un mail précautionneux qui lui expliquait ma démarche et les retours des spectateurs vis-à-vis de sa parole à elle, mais elle ne m’a pas répondu. Je ne sais pas si elle l’a vu.
Parlez-nous de votre choix cinématographique. Pourquoi avoir choisi cette forme de documentaire ? (montage de vidéos, pas de voix off…)
Le sujet et la forme se sont trouvés au même moment et pour moi il n’a jamais été question de faire ce film autrement que comme un « desktop documentary », après avoir découvert le film de Kevin B. Lee, Transformers : The Premake, qui m’a ouvert la voie. J’ai d’ailleurs eu la chance d’échanger avec lui à plusieurs reprises pendant la fabrication du film. Cette forme permet d’entrer directement dans le vif du sujet : tout le contexte est à l’écran, les images sont liées à leur condition de diffusion mais aussi à leur inscription au sein d’une communauté. C’est introduire aussi d’emblée une familiarité pour le spectateur, qui est dans sa vie quotidienne un usager d’internet. C’est pourquoi au fur et à mesure du montage j’ai rendu la présence de mon narrateur de plus en plus discrète, afin de renforcer l’identification du spectateur à cette conscience qui clique. Le narrateur-cliqueur se fait oublier, au profit des femmes qui se succèdent sur l’écran et dont je voulais qu’on écoute la parole. C’est aussi pour ça que j’ai tenu à ce qu’il n’y ait pas de voix-off. Je voulais que le film avance uniquement par le biais de la souris, du clavier, des fenêtres qui s’ouvrent et se ferment, que le regard du spectateur soit guidé par ce narrateur silencieux, entraîné presque malgré lui dans une avancée implacable. C’était sans doute au départ un fantasme de monteuse, ma formation initiale : faire advenir le sens uniquement par l’agencement des images, leur enchaînement, leur vis-à-vis, leur rapport à des sons.
Ces vidéos proviennent essentiellement des États-Unis. À votre avis, pourquoi est-ce le cas ? Est-ce un phénomène qui s’étend ?
C’est une très bonne question. Il serait tentant de répondre que les YouTubeuses américaines représentent la majorité des productions de ce type sur YouTube, mais c’est difficile à dire étant donné que YouTube, comme les réseaux sociaux en général, ne nous donne à voir que ce que nous sommes habitués à voir, avec les algorithmes. Il existe des vidéos de ménage françaises, par exemple, mais soit elles copient, en moins bien, les américaines, soit elles jouent sur un autre créneau, celui du bio et du naturel, très intéressant mais aussi très différent. Or, ce qui m’a donné envie d’exploiter ces images américaines, c’était le fait qu’elles se ressemblaient toutes. C’est l’uniformisation de leur apparence et celle de leur maison qui m’a donné envie de faire un film sur ces femmes, car cela produit des images infiniment signifiantes. Mais oui, le phénomène s’étend, et sous des apparences assez vicieuses, n’hésitant pas à utiliser des termes féministes, ou celui très à la mode d' »empowerment », pour prôner un retour à la domesticité que personnellement je trouve très inquiétant.
Qu’aimeriez-vous faire partager avec ce film ?
Je pense qu’il faut éduquer le regard sur ces productions audiovisuelles qui sont très répandues, font aujourd’hui partie de notre quotidien, et qu’on peut facilement ingérer avec un manque de recul qui peut être problématique. Malgré la relative distance avec laquelle je les consomme, j’ai pu constater que ces vidéos infusaient en moi, et je me suis surprise à me retrouver influencée par ces influenceuses. Quel modèle l’image de la femme sur YouTube véhicule-t-il pour les adolescentes ? Il n’y a qu’à aller voir les commentaires sous les vidéos pour se rendre compte de l’étendue du problème. Et en même temps, il y a de l’espoir sur les réseaux, et je ne pense pas qu’il faille dénigrer leur apport documentaire, c’est ce que j’ai voulu montrer au fil de mon film. Sur YouTube ou Instagram, les femmes peuvent s’exprimer sans médiation, et à une large échelle – deux conditions jusque-là inédites pour les femmes. Il y a une vraie libération de la parole en jeu, notamment envers des sujets typiquement féminins. Dans mon film, il est question d’isolement et la souffrance psychologique, mais beaucoup de nouvelles prises de parole circulent sur l’accouchement et les violences gynécologiques, par exemple.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Le court permet d’esquisser un geste, d’expérimenter. Je ne sais pas si ce type de narration pourrait supporter une forme longue… j’en rêverai cependant. Je pense que le fait qu’il s’agisse d’un court m’a aidé à ne pas essayer d’être exhaustive, de fourrer tout ce que j’avais envie de dire dans le film, et de privilégier la clarté du propos et l’efficacité de la progression. Moins définitif qu’un format long, le court permet de se dire : « Tout le reste, je le dirai ailleurs. »
Pour voir Clean With Me (After Dark), rendez-vous aux séances de la compétition nationale F5.