Cheminement de cinéaste – David Oelhoffen (retour sur la masterclass scénario)
Cheminement de cinéaste par David Oelhoffen
David Oelhoffen a animé une masterclass scénario le mardi 5 février 2019.
POLITIQUE ET INTIMITÉ
Je me rends compte en me retournant sur mon travail à l’occasion de cette rencontre que ce qui m’intéresse particulièrement à travers mes films, est la confrontation du politique et de l’intime. En raison des sujets abordés, j’ai parfois été interrogé sur la nature politique de mon travail. Et j’ai pu parfois affirmer, un peu imprudemment je crois, que oui mes films étaient politiques. Peut-être par crainte qu’ils ne soient vus que comme des divertissements de genre, film noir, western ou thriller… En réalité, mes films ne sont pas politiques au sens traditionnel du terme. Ils ne sont pas militants ou engagés. Ils ne prétendent même pas être des « films-miroirs » qui seraient en prise directe avec le réel. Ce sont le plus souvent des drames, avec des éléments de films de genre qui les éloigne de toute interprétation naturaliste, et où les personnages rencontrent des problèmes existentiels alimentés par l’intime autant que par le politique. Où l’un est l’autre interagissent. Je dirais que ce sont des tragédies. En tout cas, des propositions loin de ce qu’on appelle des films politiques. Aucun de mes personnages n’est militant, aucun d’entre eux n’est politisé, ni même ne parle de politique. Ils sont tous à la marge, et le centre paraît bien loin. En revanche ils baignent tous dans un bain historique politique ou social qui agit sur eux. Et les mets en tension. Ce bain, c’est par exemple le racisme ambiant dans « Le Mur », qui explique la défiance entre deux hommes (joués par Yves Verhoeven et Samir Guesmi) qui devraient se faire confiance. C’est la conscience de classe dans « Sous le bleu », qui s’immisce dans une relation père-fils. C’est le colonialisme dans « Loin des hommes ». Le communautarisme dans les quartiers populaires dans « Frères ennemis ». Ce que j’ai tenté de faire, par exemple avec « Sous le bleu », est l’examen de comment la conscience de classe, qui peut paraître libellé ainsi un concept bien froid et intellectuel, vient perturber la relation d’un père et d’un fils (Patrick Bonnnel et Nicolas Giraud). Ils se connaissent pourtant par cœur, s’aiment et travaillent ensemble. Mais parce qu’elle a changée d’une génération à l’autre (passant d’un héritage revendiqué à une transmission diffuse et inconsciente), elle devient une différence plutôt qu’un trait d’union. Ce qui m’intéresse est d’observer comment elle peut venir cogner violemment dans l’intime, dans les failles de chacun. De même, mon ambition dans « Frères ennemis », qui se déroule dans un quartier populaire, est d’observer comment le communautarisme devient une valeur centrale incontournable quand l’état échoue à faire croire à un destin national. Qu’on accepte cet état de fait (Manuel) ou qu’on le refuse (Driss), il y a un prix à payer intime. Ce que je chercher à capter, c’est le tribu personnel et familial que chaque personnage paye. Ce qui structure le récit c’est l’angoisse existentielle de Driss, ce personnage coupé en deux, qui souffre de l’arrachement à ses origines, à sa famille, au plus profond de son être, et qui en quelque sorte cherche à rentrer au port, à se réconcilier avec lui-même. Ce qui m’attire dans ces récits ce n’est pas la politique en tant que mouvements des idées, et terrain d’échange intellectuel, ce sont les conséquences intimes, charnelles, existentielles que les idées ont sur les individus. Ce qui me semble intéressant c’est de sentir comment notre vision de nous-mêmes, de notre présent, de notre avenir, comment nos structures mentales sont forgées par le bain dans lequel nous vivons. Comment nous en sommes les produits. Et dans ce cadre, ce qui me touche, c’est que les personnages luttent contre eux-mêmes, contre les déterminismes, contre leurs propres schémas ou héritages pour être des femmes, des hommes plus libres. Même si c’est promis à l’échec.
CHUTE DES MODELES, FAILLITE DES PERES, VIRILITÉCABOSSÉE
Je me suis beaucoup intéressé aux pères, aux hommes censés être forts, mais épuisés. Aux maîtres déchus. Nous vivons une période où tout le monde ou presque a conscience que le modèle économique qui domine le monde et qui prévaut depuis la révolution industrielle est à bout de souffle. Il n’y a plus de modèle rassurant, ni de contremodèle. Nous avançons sans certitudes, en espérant trouver une direction qui éviterait la destruction des ressources avant qu’il ne soit trop tard. La chute des modèles me fascine. Je l’ai traité je pense dans mes histoires sous une forme métaphorique. Intime. Sous la forme de pères défaillants n’arrivant pas à donner l’exemple, à donner un cadre, ou une direction. C’est le cas de « En mon absence », où le héros (Yves Verhoeven) qui rentre dans sa ville natale à la mort de son père, se rend compte qu’il ne sait rien de lui, qu’il ne s’est jamais appuyé sur lui, et que la confiance en le roman familial peut s’effondrer comme un château de carte. Peut-être à tort. Peut-être à raison. Qu’importe, le héros a grandi sans père. Dans l’inquiétude d’un monde sans repère. C’est aussi le cas dans « Echafaudages », qui est un film complément à « En mon absence » (il décrit le casting fait pour trouver l’acteur qui va jouer dans « En mon absence »). C’est la figure centrale de « Nos retrouvailles » où le père faible, charmeur et inconsistant, interprété par Jacques Gamblin joue ses dernières cartes sous le regard d’un fils plein d’amour et de rancœur (Nicolas Giraud).
IDENTITÉS
Après plusieurs films sur la faillite des pères, mes histoires ont par la suite plus porté sur la difficulté de la fraternité. Et sur la question d’identité. L’identité étant je crois le lieu de rencontre incontournable du politique et de l’intime en chacun de nous. Dans « Loin des hommes », Daru (joué par Viggo Mortensen) est un homme à l’identité complexe et douloureuse. Et le paysan qu’on lui confie, Mohamed (Reda Kateb) est un paria qui s’est mis au ban de son village après avoir commis un meurtre. L’obligation de marcher ensemble va les amener à se dévoiler. D’abord Mohamed, qui explique à Daru son apparente lâcheté. Puis Daru, au dessus du village de Berzina, où il emmène Mohamed en espérant le faire changer d’avis sur son sacrifice programmé, par les moyens les moins conventionnels… Peut-être le dialogue ci-dessous est-il le plus significatif du film sur cette imbrication du politique, de l’intime et de l »identité :
Daru: – J’ai travaillé là dans ces champs, avec mes parents, à la récolte de l’alpha…
Mohamed(incrédule) : – J’ai jamais vu de français récolter l’alpha…
Daru: – Non, mes parents étaient espagnols. Andalous. On nous appelait los « caracoles », les escargots.
Daru fait mine de porter un gros sac sur son dos.
Daru: – Pour les français on était des arabes. Maintenant pour les arabes, on est des français.
Difficile d’y voir clair, quand on ne sait pas très bien qui on est… Daru n’a pas vu le vent de l’histoire. Il le prend de plein fouet. Il se pensait légitime. Il ne l’est pas.
Dans « Frères ennemis » Driss (Reda Kateb à nouveau) est un français d’origine algérienne, sans cesse renvoyé à ses origines banlieusardes et magrébines par sa hiérarchie. On lui propose d’ailleurs une promotion aux Stups pour sa connaissance des quartiers. Manuel (Matthias Schoenaerts) est un orphelin qui s’est trouvé une famille de substitution dans un clan criminel marocain. Il va se rendre brutalement compte que son identité est construite sur une faille terrible, et que les liens qu’il pensait familiaux, ne sont que des liens d’intérêt.
LE TOURNAGE, LIEU DE L’INCONSCIENT
Chaque cinéaste sans doute adapte sa méthode de tournage à ce qu’il veut raconter. Maitrise ou lâcher-prise, ou alternance des deux, il n’y a pas de vérité, tout dépend de ce qu’on veut obtenir. En tout état de cause, je me rends compte que plus le temps passe, moins je cherche à contrôler ce qui se passe au moment du tournage. Même sur un film comme « Frères ennemis », dont la structure peut paraître rigide. Les dialogues peuvent changer, les situations peuvent changer. J’essaie de donner le plus de champ possible aux comédiens, c’est à dire aux personnages. Parce que j’ai eu la chance de travailler avec des acteurs qui savaient l’investir, et qu’il aurait été stupide de brider. Peut-être aussi pour que l’intime, qui est apporté par le comédien, prime sur le possible discours. Pour que l’inconscient prime sur la maitrise du sens. L’intuition sur l’intelligence.
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Voilà. Je voulais profiter de cet espace qui m’était donné à l’occasion de la Masterclass, pour revenir sur la notion de film politique.
Ce que je rêve de faire, c’est définitivement de partager un regard, le mien, avec ses failles et ses angles morts, et non pas de dire comment il faut regarder le monde.
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FILMOGRAPHIE
1996 : Le Mur (court métrage).
1997 : Big Bang (court métrage)
2001 : En mon absence (moyen métrage)
2004 : Sous le bleu (court métrage)
2019 : Le Quatrième mur (en préparation)
David Oelhoffen