Dîner avec Journal afghan
Entretien avec Cédric Dupire, réalisateur de Journal afghan
Comment vous est venue l’idée de réaliser Journal afghan ?
J’ai trouvé par hasard les films et les bandes audio du voyage de Dimitri et Christine effectué au Proche et Moyen Orient en 1965. J’ai commencé par visionner les films. À ce moment précis, j’étais particulièrement touché de découvrir des images touristiques de l’Afghanistan et notamment de ses vestiges aujourd’hui détruits. Cette découverte a attisé ma curiosité et j’ai donc numérisé les bandes audio. J’ai découvert un rapport au voyage et aux civilisations rencontrées d’un autre temps.
Je me suis dit que j’avais à disposition des documents précieux car réalisés sans destinataire identifié, avec pour seul usage celui de souvenirs personnels. Entre mes mains, cette mémoire devenait un cadeau. N’ayant aucun lien avec leurs propriétaires, je m’en suis emparé.
L’idée du film était de mettre en avant le rapport des protagonistes aux autres civilisations et de le confronter aux mécanismes de la mémoire à travers des rémanences et des associations d’images et de sons.
Dans Journal afghan, l’homme précise justement qu’il ne considère pas les personnes qu’il croise comme des personnes civilisées. Étiez-vous intéressé par ce rapport inconscient au concept d’une civilisation unique ?
Le concept de civilisation unique ne m’intéresse pas vraiment en soit, je suis plus intéressé par la singularité que l’unicité. En revanche, j’ai trouvé la manière dont ils regardaient le monde et les autres très signifiante et, aussi singulière soit-elle, j’y vois une clé sur l’état actuel du monde.
Pensez-vous que la rencontre et la découverte de l’autre soient possibles dans Journal afghan ?
Je pense que la rencontre est toujours possible et que les hommes quels qu’ils soient peuvent toujours être touchés les uns par les autres. Il n’y a, à mes yeux, pas d’impasse à ce niveau. En revanche, je ne pense pas que Dimitri et Christine étaient ouverts à la rencontre, ils recherchaient plus l’aventure tout en ne bousculant pas leurs repères culturels.
Il existe une version radiophonique de Journal afghan où la parole de Dimitri et Christine est plus mise en avant. J’invite ceux qui le veulent à l’écouter : http://www.franceculture.fr/emission-creation-on-air-journal-afghan-2015-11-11
Vos personnages, sans s’en rendre compte, rabaissent l’une des cultures rencontrées sur la route, la culture arabe, qui est pourtant l’un des creusets de l’identité afghane. Auriez-vous pu envisager de les questionner sur les raisons du rejet sincère qu’ils ont de cette culture dans une deuxième partie ?
Mon but n’était pas de faire, à travers le regard de Christine et Dimitri, une recherche sur l’ethnocentrisme occidental. Mon intention est plus légère et peut-être plus poétique : mettre en avant avec seulement quelques paroles, un rapport au monde d’une culture qui se sent dominante et légitime. Non pas dans la bouche de personnes qui l’auraient conceptualisée mais plutôt à travers des gens « normaux » dans lesquels cette idéologie est profondément ancrée. Je trouve les paroles simples et spontanées plus signifiantes émotionnellement. Je trouve également une force encore plus puissante dans le fait que ces considérations sur le monde ne soient destinées à personne en particulier.
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Dans Journal afghan, vous questionnez aussi le rapport à la pauvreté, dont vos personnages se moquent. Selon vous, pourquoi en viennent-ils à transformer la différence que génère la pauvreté en critique ?
Personnellement, je trouve ça plus pernicieux. Ils ne critiquent pas vraiment la pauvreté mais lui trouvent un caractère exotique. Ils voient une forme de vie archaïque dans les modes de vie de ces sociétés non industrialisés. Ils ne regardent qu’à travers le prisme de leur idéologie sociale.
Cette attitude à l’audio, de se moquer et de rejeter les êtres humains qu’ils rencontrent, est-ce d’après vous seulement la peur de l’inconnu ? Est-ce la nécessité de se construire du point de vue du groupe social ? Sur l’adversité ?
Je ne crois pas vraiment que le problème soit la peur de l’inconnu mais plutôt l’endoctrinement de nos sociétés et aussi d’un point de vue plus singulier, le manque profond d’intérêt pour les autres et leurs différences. Une forme de condescendance.
Dans la deuxième partie du film, vos personnages semblent prendre la fuite. La fuite est-elle préférable à la revendication, au conflit ? Comment avez-vous travaillé le rythme de ce Journal afghan ? Comment avez-vous travaillé la rémanence de certaines images ?
J’ai voulu matérialiser les mécanismes de la mémoire à travers la rémanence et l’association d’images et de sons. Cette mémoire isole et confronte des images fortes et symboliques. Pour donner forme à cette intention artistique, j’ai utilisé des outils de mixage de l’image et du son en direct car il m’arrive de faire des performances audiovisuelles.
Je me suis réellement réapproprié ces documents pour créer de nouvelles images symboliques et poétiques à la fois. Certaines images, certains sons, certains accidents sont devenus des « événements-symboles » de leur incapacité à vivre le monde qui les entoure.
Et quelle place vouliez-vous accorder à la mer, au désert, au monde animal, aperçus sans être décrits, dans Journal afghan ?
Le désert et la route sont synonymes de traversée, d’aventure et de vitesse. Les animaux sont les mirages du monde fantasmé qu’ils traversent. La mer est le symbole de la mémoire, de tout ce qu’on accumule et où tout se mélange. Le bateau est celui de leur dérive dans l’inconnu.
Journal afghan a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
Ce film a été réalisé de manière totalement indépendante avec ma propre société de production. Ses contributeurs ne sont autres que les personnes qui ont participé à sa réalisation. À titre personnel, je n’avais aucune référence précise en tête en mettant en œuvre ce projet.
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Pour voir Journal afghan, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F12.