Dîner avec Le déserteur
Entretien avec Jeanik Barot, réalisateur de Le déserteur
Pourquoi étiez-vous intéressé par l’adolescence ?
Je trouve que c’est une période passionnante, on est souvent influençable par rapport à ce qui se présente à nous, tout en se construisant ses premières grandes certitudes, j’aime bien ce paradoxe. De plus, c’est une période charnière, il me semble qu’elle détermine pas mal de choses par la suite. Mon idée à la base était la fuite et par rapport à tout cela, je trouvais la figure de l’adolescent parfaite. Par contre, j’ai construit mon personnage comme quelqu’un de déterminé dans ses actes, je ne voulais pas qu’il soit totalement perdu. Il ne sait pas où il va mais ce n’est pas un problème pour lui.
Dans Le déserteur, vous abordez le rapport de la jeunesse à la drogue, pourquoi voulez-vous donner à voir cet aspect ?
Il n’y a pas vraiment dans le film de rapport entre drogue et jeunesse. Le shit est clairement un élément grotesque de caractérisation de l’autre personnage qu’est Frank. Benjamin, qui n’a que 14 ans, s’en moque pas mal, c’est seulement ce qui les amène à discuter. D’ailleurs, le sujet est très rapidement évacué pour se centrer sur leurs aventures.
Comment avez-vous travaillé les rapports de confiance entre les deux personnages : mise en confiance, acceptation, méfiance ?
L’idée de base reposait sur le fait que dans sa vie quotidienne, Benjamin n’aurait jamais parlé à ce type-là ; d’ailleurs au début, il ne lui répond pas. Ce qui l’intéresse, c’est que malgré les insultes, le personnage de Frank reste calme, comme si de rien n’était. Finalement, les codes sociaux qu’utilisait Benjamin dans sa cour de récréation ne fonctionnent pas avec lui, ce qui l’intrigue et provoque même une certaine admiration. Par la suite, le personnage de Frank prend beaucoup plus de place, notamment par la parole. Je voulais vraiment que les deux personnages se créent un monde à eux avec leur propre langage, leurs propres théories, qu’ils tentent de réinventer leur environnement.
Le personnage principal, bien qu’assez jeune, semble déterminé à sa « désertion ».
Comment avez-vous construit ce personnage ? Vous êtes-vous renseigné auprès de jeunes hommes entreprenant des voyages similaires dans la vie réelle ?
Je dois avouer que je ne me suis en rien informé à ce sujet. Comme je le disais plus haut, le but était que l’on ne se demande pas vraiment où il va et pourquoi mais qu’on puisse le suivre dans sa détermination sans douter du personnage. Je voulais que l’on ressente une pulsion de fuite et de curiosité, une forte envie de découverte. C’est un adolescent plutôt sage, organisé, qui vient d’une famille tout à fait ordinaire, il ne fuit pas les problèmes, seulement l’ennui. Et pour ma part, je n’ai jamais réellement expérimenté la fugue mais je connais assez bien le sentiment d’ennui comme tout un chacun.
Le personnage secondaire, bien que présent physiquement, semble avoir aussi « déserté » à sa manière. Comment avez-vous imaginé ce personnage ?
Pour le personnage de Frank, il s’agissait de construire une sorte de héros ordinaire. Quelqu’un qui passe inaperçu partout où il passe alors qu’il raconte sa vie d’une manière vraiment peu ordinaire. Où qu’il aille, je voulais qu’il soit totalement intégré au décor mais pas aux êtres humains qui le composent, il n’a donc que très peu d’interactions avec les autres ou alors conflictuelles. Avec Benjamin, il utilise une rhétorique qui lui est propre, il théorise beaucoup et s’exprime pratiquement sous forme de monologue. Il provoque la curiosité de son acolyte et donc des questions pour pouvoir y répondre ensuite, il maîtrise parfaitement la discussion. Pour dire, je l’imaginais énervant, charismatique, ridicule et touchant, cela fait beaucoup. Je dois avouer qu’Aurélien, qui l’interprète, exprimait facilement cette solitude, ce détachement propre au personnage.
Dans Le déserteur, vous ne montrez pas l’avant ni le pourquoi. Pourquoi fallait-il finir le film sur une nouvelle arrivée ? Un nouveau départ n’aurait pas suffi ?
L’avant ne m’intéressait pas vraiment, il s’agissait de montrer Benjamin hors de son contexte familial, que le film prenne le train en marche. Je voulais aussi simplement que le spectateur le découvre au même moment que Frank, je voulais Benjamin le fuyard, pas le fils, ce qui rendait la fin plus forte, à mon avis. À ce sujet, j’ai toujours perçu le film comme une boucle. Je voulais une fin qui soit quelque peu pessimiste sur l’impossibilité de tenir cette expérience de liberté jusqu’au bout et montrer une certaine « dérive » de la détermination de Benjamin par sa cruauté dans son rapport aux autres, il ne prend que ce qui l’intéresse. Malgré sa sympathie, il a un rapport relativement consumériste dans son rapport avec Frank. Ce léger retournement de situation des personnages me semblait indispensable.
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Le jugement des mineurs se situe toujours quelque part entre éducation et répression. À quel moment l’éducation perd-elle pied face aux réalités des enfants ? À quel moment la répression est-elle une bonne solution ? La répression peut-elle enfermer un jeune dans une spirale de délinquance ? Et l’éducation ?
Dans le cas de Benjamin, il vit une existence très encadrée. Comme il le dit lui-même, son quotidien est répétitif et à 14 ans sa vie est déjà terriblement réglée donc il part, c’est logique. Je trouvais intéressant de montrer la fuite comme une expérience positive ; on ne craint pas pour sa vie, il ne risque rien, ce qui était indispensable à l’histoire que je voulais raconter. La répression n’a donc rien à voir là-dedans, c’est une chose qui ne m’intéressait pas vraiment dans ce projet. Frank ne devait pas être un « éducateur » reproduisant le schéma formel déjà existant dans sa famille. Je voulais qu’ils soient plus ou moins d’égal à égal, il n’y avait aucune volonté moraliste. L’expérience est indispensable pour grandir donc il vit l’aventure, quitte à se tromper.
Pensez-vous que l’Amour puisse laisser des espaces de liberté, de vécus sans l’Autre ? Ce personnage, en pleine émancipation, semble garder contact avec sa famille, qui n’a pas l’air de partir à sa recherche. Pensez-vous que l’émancipation puisse se faire dans un excès de liberté ? Ou qu’elle nécessite une rupture avec la famille ?
Je ne pense pas que Benjamin ait un rapport particulier avec sa famille. Je voulais justement évacuer la peur, la gravité de la disparition et donc normaliser la fuite. Le but était de mettre à l’écart ce pendant tout-sécuritaire qui m’ennuie profondément. Le biais entre autres de la fiction et de la comédie permet plus facilement ce genre de décalage. C’est la force du cinéma, je pense : amener à voir d’autres réalités que la sienne.
Pensez-vous que le court métrage soit un bon outil pour questionner la cellule familiale et la « méga » cellule sociétale ?
Le court métrage est un outil très riche, j’en aime souvent le côté très direct, sûrement lié à des questions de budget moins élevé que dans les longs et de facilité de dispositif qui permettent plus de libertés. Tout cela pour dire que le court métrage semble moins risquer de s’engluer dans des discours sur-soulignés. Il se permet expérimentations et tentatives, il a encore ce côté « laboratoire ». En ce sens, il me semble plus qu’intéressant pour poser des questions pertinentes à ce sujet.
Le déserteur a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
J’ai tourné le film dans le département où j’ai grandi, le Tarn-et-Garonne, donnée importante pour moi. Le film est donc forcément rattaché à ces lieux de par ses décors, ses discussions, l’accent. J’ai tendance à penser qu’on ne parle que de ce qu’on connaît et c’était le seul endroit qui me confortait dans des certitudes à ce niveau-là. J’ai d’ailleurs envie de tourner d’autres projets dans la région, je ne me vois pas forcément en sortir encore, je n’ai pas épuisé les possibilités, loin de là. J’ai l’impression depuis quelques années que le cinéma français tente de plus en plus de donner à voir un lieu, une ville, un village comme décor vivant. J’ai par exemple vu récemment Le roi de l’évasion d’Alain Guiraudie qui se passe en grande partie dans la ville de Gaillac et il a une manière tout à fait singulière et passionnante de la filmer. Il ne s’agit pas de crier son amour de sa région, mais de tenter d’en extraire quelque chose de nouveau.
Le Déserteur est un film réalisé durant mes études à l’ESAV à Toulouse. Le matériel est donc prêté par l’école et les techniciens sont des amis qui donnent un coup de main. Le budget vient de mes poches pour le reste, le film a donc coûté entre 500 et 700 euros en somme. Je souhaitais seulement souligner le fait que l’on peut faire des films avec peu d’argent, ce qui me semble aujourd’hui toujours indispensable.
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Pour voir Le déserteur, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F5.