Dîner avec Et toujours nous marcherons
Interview de Jonathan Millet, réalisateur de Et toujours nous marcherons
Pourquoi étiez-vous intéressé par le monde des sans-papiers à Paris ?
Mon envie pour ce film, Et toujours nous marcherons, était d’écrire une tragédie. Je voulais dérouler mon récit autour de personnages traversés par des enjeux forts. C’est le cas des sans-papiers, qui risquent chaque jour l’arrestation, l’enfermement en centre de rétention, l’expulsion. Ils portent bien malgré eux l’espoir de leur famille restée au pays et ont, pour certains, traversé la moitié d’un continent, ont fui des guerres ou des situations terribles, vivent le deuil de proches qui n’ont pas survécu à la route de migration. C’est à ce point d’intensité-là que je voulais situer les personnages de mon film. Mais avant d’être un film « sur les sans-papiers », Et toujours nous marcherons est avant tout un film sur ceux qui vivent dans un monde en marge, en clandestinité, dans des espaces urbains qu’ils se sont réappropriés, avec des codes et des dialectes qui leurs sont propres. J’aime faire des films où je me plonge dans des mondes qui ne sont pas les miens. Cela dit, pour être précis sur la question, le film mêle des personnages migrants néo-arrivants, des sans-papiers, des réfugiés régularisés et des Français aux parents d’origine étrangère. Pour moi, Simon, le personnage principal, se définit d’abord par sa condition de migrant néo-arrivant dans un monde qu’il ne connaît pas, plutôt que par le fait qu’il n’ait pas de papier.
Avez-vous entrepris des recherches pour recréer cet univers ?
J’ai réalisé il y a quelques années un documentaire (Ceuta, douce prison, sorti au cinéma en 2014) dans lequel je suis les trajectoires de migrants sur la route vers l’Europe. Quelques temps après le tournage, certains ont réussi à arriver en France et j’ai pu partager alors par bribes leur quotidien de néo-arrivants. J’ai découvert une ville dans la ville en poussant avec eux la porte de salons de coiffure bondés, en allant dîner dans des restaurants clandestins ou en allant parler politique dans les salles collectives de foyers. J’ai donc eu un aperçu de cet univers, qui m’a donné une base pour l’écriture. Mais les recherches pour préparer le tournage furent longues et intenses. Un lent travail d’immersion a été fait, avec un collaborateur chargé du casting des non-professionnels et des repérages (Romain Silvi). Nous y sommes allés par étapes, pour pouvoir d’abord entrer dans les lieux qui m’intéressaient (foyer de migrants, restaurants clandestins, etc.), puis négocier le fait d’y tourner, et enfin obtenir de pouvoir se les réapproprier (en repeignant les murs, en modifiant totalement la lumière, etc.). Pour des lieux de vie comme l’immense foyer dans lequel nous avons tourné, ou pour le cœur des rues du quartier Château-Rouge, ce ne fut pas chose aisée. Cela a pris de longs mois. Mais c’est cela que je recherchais : avoir une direction artistique précise et maîtrisée, dans des lieux incarnés au cœur desquels la vie surgit à chaque instant.
Comment avez-vous pensé et construit cette dualité entraide-compétition entre les sans-papiers ?
À l’écriture, je n’avais pas peur des archétypes. La quête de Simon est une suite d’épreuves, dans un monde dans lequel il est dur de faire confiance, dans lequel on se méfie des nouveaux. Il est confronté à des antagonismes, comme à des alliés. Pas d’angélisme dans l’écriture, il n’y a pas « des sans-papiers » mais un grand nombre de communautés, de langues, de personnalités, une hiérarchie par anciennetés, etc. Cet ensemble donne cette dualité, à quelques nuances près.
Comment vous est venue l’idée de la recherche d’un proche plutôt que le parcours traditionnel pour un travail ?
Cela touche encore une fois mon envie d’être guidée avant tout par la fiction pure, par une envie de récit et de tendre vers le film noir et la tragédie plutôt que vers une représentation plus attendue, au ras du réel. Le film s’attache donc à suivre une intrigue forte, la quête de Simon (et en filigrane son parcours initiatique). Je ne voulais surtout pas être dans la chronique. Guidé par des enjeux qui diffèrent ceux qu’il croise, Simon en devient très solitaire, extérieur au milieu auquel il est confronté. La notion d’isolement d’un personnage face à un monde qu’il découvre a pour moi une portée totalement cinématographique, qui m’évoque les grandes figures des films noirs que je tiens pour référence. Mais il est vrai que j’ai voulu également, à travers ce personnage, proposer un regard différent sur la migration, celui d’un Camerounais qui n’est pas prêt à tout quitter pour rejoindre l’Europe. J’ai voulu sortir d’un regard stéréotypé, sans nuances, qui voudrait que chaque Africain rêve de venir vivre ici, dans le froid, les particules fines et le fillonisme. Simon a une situation au Cameroun, une vie qui lui plaît. Il compte bien revenir au pays dès sa mission accomplie. À travers son personnage, j’ai aussi voulu raconter le poids avec lequel évoluent ces migrants, celui d’une famille qui compte sur eux, au moins pour distiller l’espoir d’un avenir meilleur, et à laquelle on ne peut rien refuser.
Pourquoi étiez-vous intéressé par le rapport à l' »invisibilité » des personnes sans-papiers, qui évoluent dans un quotidien pourtant bien délimité et « intégré » au sein du système français ?
Je ne crois pas à ce terme « intégré ». C’est au contraire ce monde en marge qui me parle, peuplé par ceux qui vivent dans les interstices de la ville et qui interagissent peu avec le monde « visible ». Moi, cela m’intéresse dans ma mise en scène de filmer des lieux que l’on ne voit pas habituellement à l’image, et de travailler cet esthétisme à l’aura sombre et mystérieuse qui les caractérise, tout en clair-obscur. Les lieux ici sont les arrière-salles dissimulées, des restaurants aux rideaux fermés, des entrepôts clandestins dans lesquels on entre avec un mot de passe, des chambres au fond de couloirs labyrinthiques du foyer de travailleurs migrants. Ce ne sont pas des lieux ouverts au tout venant.
Pourquoi étiez-vous intéressé par cette thématique du « grand frère » ?
C’est le point de départ de la tragédie ici : le poids de la tradition, les rôles prédéfinis par l’ordre de naissance. Et ensuite la bascule des rôles entre Simon et son frère à laquelle on va progressivement assister.
Dans Et toujours nous marcherons, vous mettez en exergue le contraste entre le quotidien réel de ce « grand frère » et le fantasme que sa famille restée au pays imagine. Quelles sont pour vous les raisons qui font que ce modèle a toujours ses adeptes ?
Le film raconte en filigrane les difficultés de communication, l’incapacité à raconter l’échec à ceux qui comptent sur vous, à des parents qui ont sacrifié beaucoup pour que leurs enfants puissent rejoindre l’Europe. Mais la question ne se pose pas toujours en ces termes, une grande partie des migrants n’a pas le choix, et ils quittent leurs pays pour des questions de survie. Ne se pose plus alors la question de la difficulté de la vie dans le pays vers lequel ils se dirigent, simplement l’idée de la survie.
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
J’ai été excité, entre autres, par L’ornithologue, Dernier train pour Busan, Tony Erdmann et La mort de Louis XIV.
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
C’est ma première fois au festival, je dois bien l’avouer.
Le film a-t-il bénéficié d’autres diffusions publiques ?
Non, pas encore. La projection à Clermont est la première du film.
Pour voir Et toujours nous marcherons, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F8.