Goûter avec Genius Loci
Entretien avec Adrien Mérigeau, réalisateur de Genius Loci
Que pouvez-vous nous dire de la genèse de votre film, Genius Loci ?
J’ai commencé à écrire Genius Loci en Irlande pendant la production du Chant de la mer vers 2013-2014. Ma première intention était de faire un film sur l’abandon, dans le sens où on lâche ce qu’on connait pour aller vers ce qu’on ne connait pas, quand les choses passent d’un état à un autre, du culturel au naturel, du fonctionnel au sauvage à travers les accidents, les débordements et les ruptures, et sur ce point précis où leur essence même est remise en cause, et qu’on est dans l’obscurité, dans le questionnement et dans la recherche. J’étais intéressé par le chaos, son imprévisibilité et quel rapport nous avons aux choses lorsqu’elles perdent toute utilité et existent sans aucune raison. J’ai aussi été inspiré par la pratique musicale de mes parents Martine Altenburger et Lê Quan Ninh autour de la philosophie du compositeur John Cage, pour qui la musique est définie par l’écoute. L’activité sonore tout entière, comme celle de la ville par exemple, peut être considérée comme une unité musicale si on l’écoute comme telle. Cette transformation des sons en musique à travers l’écoute est essentiellement ce dont je voulais parler dans mon film. Il y a dans ce détachement de l’essence des choses une démarche méditative et transcendantale qui m’intéressait, comme si la contemplation de phénomènes chaotiques composait une grande toile vivante et invoquait une sorte d’unité spirituelle. Mon film est construit autour d’une personne qui a un lien direct avec cette unité spirituelle, cette source d’inspiration mystique, du latin genius, ce qui lui permet de naviguer avec un certain orgueil dans son environnement précaire, voire hostile, jusqu’à la réalisation qu’elle n’en a pas du tout le contrôle.
Le film semble retracer un chemin intérieur, et laisse deviner, avec beaucoup de poésie, la colère du personnage, sa confusion et sa sensibilité. Comment avez-vous travaillé pour rendre, visuellement, ce que traverse Reine ?
J’ai pensé à faire en sorte que la mise en scène du film soit comme un carnet de croquis, que les compositions passent de très minimalistes à très élaborées, qu’il y ait plusieurs points de vue dans un même plan, que certaines choses restent à la ligne et que d’autres soient mises en couleur. Je voulais qu’on retrouve le côté humain et spontané du carnet de croquis, ses prises de notes, et sa cohérence intrinsèque malgré sa confusion des idées. Pour créer une certaine distance entre mon personnage Reine et son environnement, j’ai travaillé avec des encres et des aquarelles pour colorier l’animation, créant un flux constant de matière qui peut faire penser au grain des films super8. Ce type de pellicule engendrait la création de films un peu flous et très proches de leurs sujets qui montraient des scènes de vies normales les unes après les autres sans montage réfléchi ni lien logique. Cela avait pour effet de donner une impression de déambuler à travers ces scènes en regardant seulement leur mouvement sans leur contexte, et provoquait un regard distant et affectif sur leurs sujets qui allait bien à mon court métrage. Je me suis aussi beaucoup servi de superpositions de scènes urbaines et d’éléments sauvages pour invoquer le lien entre le chaos urbain et la nature. Enfin, il était important pour moi de travailler sur papier, car à l’inverse du numérique, le dessin traditionnel demande une concentration et une approche méditative du geste, qui m’aide à garder un rapport direct et affectif avec l’élément que je dessine.
Quelques mots sur la technique d’animation utilisée ?
Le storyboard et la mise en scène ont été faits surtout sur papier au feutre avec Brecht Evens, avec qui j’échangeais des idées de plans et de compositions à intégrer dans les séquences du film. L’animation était dessinée sur papier pour les scènes plus libres, et sur le logiciel TVPaint pour les scènes plus techniques. Céline Devaux a également réalisé une séquence du film avec sa technique personnelle de grattage de matière sur plastique transparent, directement sous caméra. Toute l’animation fut ensuite imprimée sur papier et coloriée avec des encres sur du papier aquarelle en utilisant une table lumineuse et en séparant les couches de couleur pour ensuite les superposer sur After Effects. J’ai laissé aux personnages cette légère transparence propre aux encres de couleur, tout en gardant cette texture de papier tout autour. Cette technique donnait déjà beaucoup de matière à l’image, et il ne fallut pas rajouter beaucoup de détails pour lui donner un aspect terminé. Mes décors sont donc souvent minimalistes dans ce film.
Quelles sont vos œuvres de référence ?
Je garde en référence Le hérisson dans le brouillard de Yuri Norstein, Stalker de Tarkovski, Save Me de Stuart Hilton, When the Day Breaks de Wendy Tilby et Amanda Forbis, Gummo d’Harmony Korine et Nekojiru-so de Masaaki Yuasa par exemple.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées ?
Le format court me permet d’écrire d’une manière intuitive et expérimentale, en cherchant à développer un langage cinématographique unique et cohérent, sans trop me soucier de la technique du scénario et de ses rouages narratifs. J’ai beaucoup aimé travailler avec cette méthode car elle était dirigée par l’impact et la durée de vie des idées et par un processus de création méditatif très ouvert, direct et flexible. Il y a également les financements publics français ainsi que le système de l’intermittence qui nous permettent de nous acheter du temps et donc nous donnent une grande liberté artistique. Cela et le fait qu’il n’y a pas vraiment d’économie du court métrage, donc pas réellement de pressions liées aux recettes ni aux cibles démographiques par exemple. Le court métrage est un terrain d’expérimentation formidable, et nous avons la chance de pouvoir le célébrer grâce à de précieux festivals internationaux tels que celui de Clermont-Ferrand. Merci !
Pour voir Genius Loci, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F11.