Goûter avec Le Gouffre
Entretien avec Vincent Le Port, réalisateur de Le gouffre
Pourquoi avoir choisi de placer votre personnage principal comme une étrangère dans le village où elle se trouve ?
Elle n’est pas étrangère puisque le camping dans lequel elle travaille appartient à son oncle et qu’elle a l’air de connaître plus ou moins tous les villageois.
Mais disons que ce qui m’intéressait, c’était d’avoir un personnage vagabond, déraciné et sans attaches, et dont le nomadisme puisse répondre un peu à celui de Nadir. Quelqu’un pour qui les relations aux autres sont éphémères, et qui elle-même peut paraître comme un « fantôme » pour ceux qui l’ont connue.
Ensuite, le rapport au gouffre et aux légendes qui s’y rattachent est forcément plus fort pour quelqu’un de l’extérieur que pour quelqu’un qui connaîtrait ce lieu depuis son enfance. Le personnage de Céleste se retrouve du coup un peu dans la même position que le spectateur qui découvre cet endroit pour la première fois.
Cet endroit semble davantage un espace de transit, où les gens passent, entre autres au camping, qu’un lieu où les gens restent. Pourquoi avoir créé ce sentiment et pourquoi vouliez-vous placer Le gouffre dans cet environnement ?
Roberto Bolaño a écrit qu’un « camping doit être ce qu’il y a de plus ressemblant au purgatoire », et je pense que c’est d’autant plus vrai d’un camping vide. Et cette notion de « purgatoire » est intéressante : ce n’est pas le paradis, ce n’est pas l’enfer non plus, c’est un lieu un peu flou et transitoire, qui nous mène forcément vers un ailleurs, sans qu’on sache vers où et quoi exactement.
L’idée était donc de positionner Céleste et le spectateur dans un lieu et une atmosphère un peu lancinantes, transitoires comme vous dites, et qu’on soit dans l’attente de quelque chose d’inattendu et de neuf.
Comment avez-vous créé l’esthétique du film et pourquoi le choix du noir et blanc ?
Je voulais qu’on ait une sensation de mauvais rêve : pas un film onirique, pas un cauchemar non plus, mais quelque chose de flottant, un entre-deux. Le choix du format 1.50 par exemple, va dans ce sens : c’est un format un peu bâtard, ni complètement carré comme du 1.33, ni plus panoramique comme le 1.77 ou le 1.85. Un format où le paysage et les décors existent mais un peu tronqués, comme si le hors-champ était présent mais toujours un peu bouché. C’est d’ailleurs le format de beaucoup de tableaux d’Edward Hopper, qui lui aussi travaille sur les notions de solitude, d’attente, de vide.
Au son aussi, il y avait ce désir de brouiller les pistes, en mélangeant des musiques contemporaines et électroniques avec des morceaux plus « traditionnels ». Ce mélange d’ancestral et de moderne trouve son paroxysme avec la scène où Céleste retourne au gouffre la nuit, où l’idée était de pouvoir confronter un mythe du passé avec la réalité du présent, où une esthétique proche des films de la Hammer puisse fusionner avec de la hard tech.
Quant au noir et blanc, c’est quelque chose qui est arrivé au montage. Je me suis rendu compte qu’avec la couleur, on prêtait beaucoup plus attention qu’en noir et blanc aux détails, aux décors, aux costumes, aux accessoires. Or, à mesure que le montage avançait, j’ai réalisé que tous ces détails ne m’intéressaient plus vraiment, même s’ils étaient précisés dans le scénario. Je préférais me focaliser sur les visages, sur les paysages ou sur les lumières que sur les détails, les accessoires ou les couleurs, qui ancraient trop le film dans une contemporanéité qui ne m’intéressait, pour ce film, pas vraiment. C’était aussi selon moi le meilleur moyen de retrouver l’atmosphère mystérieuse et le flou temporel désirés au scénario. Enfin cela renforçait l’aspect « légende » que je souhaitais conférer au film.
Comment avez-vous construit, à l’écriture et au tournage, ce côté « incertain » induit par l’image ?
Je dirais que ce côté « incertain » a surtout été travaillé au montage, en essayant de jouer sur des faux temps, des durées un peu étranges, et par l’utilisation de fondus enchaînés qui brouillent la géographie et la certitude d’avoir affaire à des blocs de temps clairs, bien définis et limités. Le fait de n’avoir aucun plan tourné à l’épaule crée aussi une légère distance, une légère déréalisation, qui participe sans doute un peu de ce côté incertain.
Il y a aussi une phrase de Manoel de Oliveira qui m’a guidée : il dit que ce qu’il aime au cinéma, « c’est la clarté des signes alliée à leur profonde ambiguïté, une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication. » Je ne prétends pas que Le gouffre regorge de signes magnifiques, hein, mais à l’écriture et au tournage il y avait ce désir de mettre en place des motifs récurrents qui ne soient pas pour autant porteurs d’une symbolique évidente.
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Comment avez-vous travaillé les effets de lumière avant et pendant le tournage mais aussi éventuellement au montage ?
L’idée était toujours de respecter la lumière naturelle, mais en l’exagérant légèrement. Pour les scènes de nuit c’était par exemple d’accentuer l’effet de la lune ou du feu, afin d’avoir quelque chose de réaliste mais de très légèrement artificiel.
Le plus compliqué était sans doute les scènes dans le souterrain, où le personnage déambule avec comme seul éclairage sa lampe frontale. Il fallait donc respecter cette source de lumière unique en l’accentuant, ce qui nécessitait une coordination précise entre l’actrice et l’équipe image, ce qui n’était pas toujours très simple, même si, au final je trouve le résultat très réussi.
Il y a ensuite eu un gros travail d’étalonnage et d’effets spéciaux. Toute la brume a ainsi été ajoutée en post-production. De même, le côté « vaporeux » de l’image a été accentué.
Lorsque votre personnage cherche à accéder à Internet, est-ce pour positionner le cadre dans un passé proche ou montrer le caractère extrêmement isolé du village où se passe l’intrigue, ou les deux ? Comment conçoit-on ce genre de micro-éléments à l’écriture du film ?
Les premières versions du scénario ancraient l’histoire sans ambiguïté dans les années 90. Et l’équipe déco a jusqu’au bout essayé de trouver des accessoires des années 90, même si au final c’est sans doute quasiment invisible pour un spectateur qui découvre le film. D’un autre côté il y a quelques éléments qui surnagent, comme la connexion internet donc, et j’aimais bien l’idée qu’en effet, on ne sache pas si c’est parce que c’est un village un peu isolé ou si c’est parce que tout cela se passe il y a une dizaine d’années. C’est la même chose avec l’absence de téléphones portables.
En gros ça participe du côté « incertain » dont vous parliez, ainsi que du côté « légende » dont j’ai déjà parlé. Qu’on ne sache pas trop à quelle époque l’histoire se situe.
J’ai longtemps eu peur que ce brouillage temporel soit gênant, que le spectateur se pose des questions au fond un peu inutiles, notamment avec la connexion Internet, alors que le but est de créer une ambiance « à côté », un trouble, un décalage.
Aimez-vous les habitats « extraordinaires », comme ceux de vos personnages : une caravane, un bateau…? Pourquoi ne pouvait-il pas y avoir de maison ?
Dans l’ensemble oui, j’aime les habitats qui sortent un peu de l’ordinaire. Le personnage principal de mon dernier film vit par exemple sur le rond-point d’une zone commerciale. Mais dans Le gouffre, à part la barque de Nadir et le souterrain, il n’y a pas vraiment d’habitat extraordinaire. Si Céleste vit dans une caravane ou Xavier dans son atelier, ce n’est pas gratuit, c’est même plutôt normal au vu de leurs situations respectives.
Par contre l’idée était que tous ces habitats dialoguent entre eux et s’incrémentent jusqu’à, en quelque sorte, fusionner dans le gouffre.
C’était aussi important de ne pas isoler Céleste, de ne pas en faire un personnage romantique qui soit en opposition avec les autres, mais de créer un univers qui soit à sa mesure, que tout soit légèrement déréglé. Céleste n’est pas « seule et différente » face à une masse homogène et normalisée. Les choses sont mélangées et non séparées.
Dans Le gouffre, vous questionnez la relation à la différence. En effet, la différence engendre moqueries et rejets, voire agressivité. Pensez-vous que la fuite soit une solution préférable à la revendication ?
Le gouffre est un film sur l’autre, sur la relation à l’autre, mais où l’autre est considéré comme un miroir, aussi déformé soit-il, plutôt que comme un adversaire. Si le personnage principal est vagabond, donc en fuite perpétuelle, c’est donc plus parce qu’elle se fuit elle-même et ce qui la relie aux autres, que par peur du rejet ou de l’agressivité. Ceci dit, le film aborde aussi la question de la monstruosité, qui est une forme de différence « extrême », et je pense que la fin du film répond un peu à votre question… mais mieux vaut ne pas la dévoiler ici !
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Comment avez-vous travaillé le rythme pour Le gouffre ? Pourquoi étiez-vous intéressée par la juxtaposition d’un quotidien plutôt au ralenti avec des événements nécessitant une immédiateté ?
Ce rythme est celui des départs, des adieux qui traînent, des lendemains de cuite, des dernières journées de travail où l’on n’a plus grand-chose à faire. Donc, en effet, quelque chose plutôt au ralenti, quelque chose de lancinant, trouble, cotonneux.
D’autre part, le film a été écrit en pensant à son actrice principale (qui n’est d’ailleurs pas actrice du tout mais réalisatrice), et je voulais qu’on s’adapte à sa nonchalance naturelle, plutôt que d’essayer de la gommer.
D’une manière générale, je déteste l’hystérie, dans la vie comme au cinéma, alors peut-être est-ce une façon naturelle de créer des choses « en retrait » comme ça, d’être en-deçà plutôt qu’au-delà.
On parle souvent de la peur de l’inconnu. Mais pensez-vous qu’il existe une peur de l’isolement ? Peut-elle être plus angoissante que l’inconnu ?
C’est une question très vaste donc je vais la ramener au film. À savoir que dans Le gouffre, contrairement à ce que moi-même je pouvais mettre comme mots dessus avant de le tourner, il ne me semble pas qu’il y ait de peur de l’inconnu. Si peur il y a dans le film, elle est justifiée, ce n’est pas une « peur métaphysique ».
Je pense que ce que le film travaille, et ce qui travaille Céleste, c’est plutôt un sentiment d’écrasement, de petitesse, voire d’inutilité, devant la nature, devant l’immensité de l’univers, mais aussi devant la complexité des autres, de leurs sentiments, de leurs vécus. Le sentiment d’être passager, dépassé et impuissant.
Je ne sais pas si la peur de l’isolement est plus grande que celle de l’inconnu, mais je sais que j’ai toujours été fasciné par les ermites ou les cas d’isolements « extrêmes ». La vie du photographe espagnol David Nebreda, qui est resté quasiment toute sa vie cloîtré dans son appartement afin de faire des autoportraits, m’a par exemple un peu inspiré pour Le gouffre. Il y a, dans l’isolement forcé ou l’ostracisme, quelque chose d’angoissant et vertigineux, comme une exagération de la solitude ou du rejet que nous pouvons tous ressentir à un moment donné dans nos vies.
Pensez-vous que le court métrage soit un bon outil pour questionner les relations humaines et la « méga » cellule sociétale ?
La durée des films ne m’intéresse pas vraiment. Je ne fais pas trop de différence entre un court métrage, un moyen métrage, un long métrage, dans le sens où on peut questionner les relations humaines, la société, l’univers, peu importe, avec des films de 3 minutes ou de 9 heures. Il suffit de voir Les maîtres fous de Jean Rouch pour s’en rendre compte ! J’ai par exemple vu il y a un ou deux ans un court métrage français, Riolette autopsie de Rémi Gendarme, qui est un des plus beaux films que j’aie pu voir sur l’amitié, donc sur les relations humaines.
Le gouffre a été réalisé avec une production, une coproduction ou en auto-production française. Avez-vous écrit ce film en considérant cet aspect « français » : rattaché des références cinématographiques, construit un contexte spécifique (dans une région par exemple) ou intégré des notions caractéristiquement françaises ?
Même si je ne sais pas si on peut vraiment le considérer comme un film français, Vaudou de Jacques Tourneur a toujours été une source d’inspiration importante du film. Il y a d’autres influences cinématographiques françaises : Un homme qui dort de Bernard Queysanne, Hors Satan de Bruno Dumont, certains films bretons de Jean Epstein, ou même L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie. Ceci dit je n’ai consciemment rattaché aucune référence directe dans film, dans le sens où je ne me suis jamais dit : « on va faire ce plan comme Machin ou Machine l’a fait dans tel ou tel film ».
L’influence principale serait plutôt à chercher du côté des contes et légendes bretonnes, où le film a été tourné. J’ai par exemple toujours adoré La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz : il y a dans ce recueil une magnifique expression qui revient souvent, celle de « trouble nuit », qui correspond sans doute un peu au ton et à l’esthétique du film.
Ça me semble important aujourd’hui de revendiquer et perpétuer le folklore régional, de ne pas le laisser aux mains des réactionnaires ou des conservateurs. Et avec Le gouffre il y avait peut-être ce désir d’ajouter par le cinéma une nouvelle légende, un nouveau mythe à ce « folklore breton » : la « légende de Céleste » en quelque sorte.
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Pour voir Le gouffre, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F1.