Dîner avec Hashima mon amour
Entretien avec Aurélien Vernhes-Lermusiaux, réalisateur de Hashima mon amour
Hashima mon amour fait immédiatement référence, par le titre, au film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour, dont l’action se passe aussi au Japon et qui mêle images d’archives et ambition de réalisation d’un film. Votre rapport à l’image ainsi que les plans du corps humain rappellent aussi le travail d’Alain Resnais. Jusqu’où avez-vous puisé votre inspiration dans son œuvre ?
Alain Resnais est un cinéaste dont le travail a beaucoup nourri mes envies de cinéma. La modernité et la singularité de son œuvre m’ont toujours fasciné, cependant sa réflexion autour des questions de « mémoire » a pris aujourd’hui beaucoup de place dans mon travail de réflexion.
Quand j’étais au Japon, je repensais régulièrement aux mots d’Emmanuelle Riva dans le prologue de Hiroshima mon amour, elle disait : « Bien regarder, je crois que ça s’apprend ». Quand on découvre Nagasaki pour la première fois, il est impossible de faire abstraction de sa terrible histoire même si pour les contemporains les traces visibles en sont rares. À jamais cette ville est marquée par le souvenir de la bombe. Les images du film d’Alain Resnais n’arrêtaient pas de ressurgir durant mes différents séjours au Japon, le titre de mon propre film a donc naturellement trouvé écho dans celui de Resnais ; comme une évidence quand j’ai compris ce que voulait dire Emmanuelle Riva.
Les plans du corps humain sont ceux de Gyohei Zaitsu, très célèbre danseur de butō. Le butō est une danse Japonaise qui est apparu après la seconde guerre mondiale suite aux traumatismes de l’explosion atomique. Gyohei est le corps-île, il porte en lui, dans ses mouvements, les traces de leurs mémoires.
Contrairement à Hiroshima mon amour, votre amour dans Hashima mon amour, est dirigé exclusivement envers l’île d’Hashima. Pourquoi cette affection envers Hashima ?
Je développe une passion pour les espaces stériles et les lieux abandonnés depuis de nombreuses années. Je dois même avouer que pendant longtemps j’organisais mes voyages en fonction des villes abandonnées que je pourrais visiter. Hashima est arrivée à moi par le regard d’un enfant. Il y a 7 ou 8 ans, j’ai découvert une photographie en noir et blanc de l’île. Dessus, une petite fille fait de la balançoire devant une immense tour d’immeuble. J’ai tout de suite été happé par la troublante apparition de ce monstre de béton. Ma curiosité m’a poussé à découvrir qu’il s’agissait d’une île et qu’elle se trouvait au Japon. Quelques jours plus tard, je n’avais qu’une envie : connaître son histoire.
Très vite, j’ai donc essayé d’organiser un séjour là-bas et je me suis rendu compte qu’il allait être très difficile d’y accéder. Après beaucoup d’acharnement, j’ai fini par obtenir des autorisations pour pénétrer la ville interdite et j’ai donc entrepris deux séjours, un premier en 2012 d’une durée d’un mois et demi et une autre en 2013 de deux mois.
Pour des raisons économiques, Hashima s’est donc vidée de ses habitants. Quelle a été la prise en charge des habitants à la fermeture ? Des plans de réinsertion ont-ils été mis en place ? Combien ont-ils retrouvé un travail, une maison ?
Il est très difficile de savoir ce qui s’est exactement passé après la fermeture de l’île en 1974. L’île a été fermée car la houille que les mineurs ramenaient des profondeurs ne rapportait plus suffisamment d’argent. Le pétrole devenait quant à lui une source énergétique prioritaire au Japon. Les mineurs ont donc fini par quitter l’île. Beaucoup sont partis loin de la Province de Nagasaki retrouver leurs familles dans toute la péninsule japonaise. De nombreux anciens résidents sont aujourd’hui décédés et les vivants sont rares à vouloir s’exprimer clairement sur cette question. Les conditions de vie, la rapidité avec laquelle s’est faite la fermeture nous laissent difficilement imaginer qu’il n’y a pas eu de martyrs.
Durant le tournage, à plusieurs reprises, j’ai tenté d’éclaircir le déroulement des derniers jours. Difficile d’obtenir une réponse claire à cette question, j’ai eu droit à des refus ou à des réponses souvent alambiquées. Certains, même, n’ont pas hésité à me rappeler que je n’étais peut-être pas le plus légitimé à raconter Hashima.
L’île-ville de Hashima, aujourd’hui complètement vidée de ses habitants, rappelle par son aspect abandonné le dôme d’Hiroshima, conservé en l’état depuis 1945 comme témoin des vies victimes de la bombe. Une certaine mélancolie se dégage. Est-ce la même dans les environs d’Hashima ?
La question de l’avenir de Hashima est très présente à Nagasaki. Certains veulent qu’elle disparaisse, d’autres tentent de l’aménager pour qu’elle puisse exister et permettre à son histoire d’être connue. Hashima fait clairement partie des symboles de l’histoire de Nagasaki, mais évidemment il est difficile de comparer le traumatisme de la bombe atomique avec celui de Hashima qu’il ne faut cependant pas négliger. Je crois surtout que Hashima a été longtemps après 1974, une sorte de grosse verrue pour Mitsubishi à qui elle appartient et pour la mairie de la ville de Nagasaki. Personne ne savait vraiment quoi faire de ce récif et pendant de longues années, malgré son apparence apocalyptique, Hashima a été souvent présentée comme un bastion de la gloire industrielle du pays et non comme une prison, un espace de vie traumatique au milieu de l’océan. Les curieux, les explorateurs urbains ont de plus en plus mis à jour son existence et malgré son ouverture vers le monde depuis quelques mois, l’île renfermera pour toujours des secrets et des vérités qui seront difficiles à révéler.
A Hiroshima, la volonté de conserver le dôme en état d’abandon symbolise le rejet d’un recommencement de la guerre atomique (Hiroshima et Nagasaki ont été atomisées début août 1945). L’état d’abandon de l’île d’Hashima serait lié au rejet de quel recommencement ? Etait-ce volontaire de votre part d’exploiter le parallélisme avec la bombe atomique, qui broie physiquement les êtres ?
Je ne fais pas de parallèle immédiat avec la bombe. Dans mon film, je n’utilise le mot « bombe » qu’une seule fois et sous une forme interrogative. Nagasaki est une ville dont le souffle est marqué pour l’éternité par la lourdeur de son histoire. Il est impossible d’évacuer cet événement de nos mémoires. En 2014, à Nagasaki, il ne reste que très peu de trace de l’explosion atomique à l’exception du musée de la bombe qui retrace précisément les événements du 9 août 1945. Cependant, Hashima se trouve à proximité de Nagasaki et quand nous sommes devant cette immense ruine, des connexions opèrent, la destruction apparaît et malgré nous les deux histoires se font échos.
L’accès à Hashima a été interdit pendant de nombreuses années mais ce n’est plus le cas. Si l’accès était toujours interdit, qu’auriez-vous été prêt à faire pour retourner à Hashima ? Avez-vous été encadré durant le tournage comme pendant les visites guidées organisées actuellement sur l’île ?
Depuis les années 2000, la ville de Nagasaki souhaite inscrire l’île de Hashima au patrimoine mondial de l’Unesco. Pour le moment, la validation est difficile. Dans le but de valoriser le lieu, des visites sont en effet possibles depuis mi-2010. Il faut compter environ une heure de bateau depuis Nagasaki pour atteindre l’île et une fois sur place, la visite ne dure que 30 minutes. La visite est très encadrée et organisée dans les moindres détails. Vous n’aurez accès qu’à l’aile ouest à proximité de l’entrée de la mine maintenant bouchée. Des espaces précis ont été aménagés pour les touristes et un guide raconte ce que nous avons le droit de savoir. Les visiteurs sont de plus en plus nombreux, mais il est toujours strictement interdit de visiter la ville abandonnée.
Mon envie d’appréhender Hashima ne pouvait se limiter à cela. Si je voulais la comprendre, il fallait que je trouve le moyen de visiter chacun de ses recoins. Après beaucoup d’acharnement auprès des institutions qui s’occupent de l’île, j’ai pu obtenir le droit d’aller dans la zone interdite et de m’y déplacer comme je le voulais. Si je n’avais pu obtenir cette autorisation, je ne suis pas certain que le film existerait où plutôt qu’il existerait sous cette forme.
Considérez-vous Hashima comme une Madeleine de Proust ou comme un Paradis perdu ?
Hashima est inévitablement ma Madeleine de Proust. Les lieux abandonnés provoquent cela chez moi, c’est surement pour cette raison qu’ils me fascinent et m’hypnotisent. Mais avec Hashima, j’ai le sentiment d’entretenir un rapport plus intime. J’ai l’impression de m’être familiarisé avec la petite fille sur cette photo qui m’accompagne depuis de longs mois. Avec elle, j’ai pu révéler une partie intime de ma propre histoire, mais surtout elle m’a permis de croire aux fantômes.
Votre démarche à la recherche des fantômes de Hashima rassemble plusieurs objectifs. Lequel a le plus d’importance à vos yeux : reconstruction personnelle, devoir de mémoire ou dénonciation politique ?
Je ne sais pas s’il y en a un plus important que l’autre, je m’interroge plutôt sur leurs interactions. Si moi jeune français, j’arrive à travers Hashima à retrouver mes propres fantômes, c’est parce que j’ai accepté de voir ceux d’Hashima et d’en comprendre leurs histoires. Les Japonais croient en l’existence d’une infinité d’esprits ; ils ont un rapport avec les morts très différents des occidentaux. Ils ne repoussent pas les leurs. A la différence de nous qui avons du mal à accepter une présence post mortem. Cela je l’ai compris en prenant le temps d’observer Hashima.
Ce qu’on appelle un fantôme n’est pas plus que ceci : une image de mémoire qui a trouvé dans l’air – dans l’atmosphère de la maison, dans l’ombre des pièces, dans la saleté des murs, dans la poussière qui retombe – son support le plus efficace. La disparition met en mouvement la mémoire. Hashima est un monde éteint mais pas figé.
Dans la fin du film, vous reconstruisez Hashima. Espérez-vous le voir se repeupler réellement ou votre espoir se situe-t-il ailleurs ?
Il n’y a plus d’espoir pour qu’Hashima retrouve des résidents un jour et je crois qu’il ne faut pas le souhaiter quand on a compris la difficulté de vivre dans de telles conditions.
La séquence de reconstruction est une mise en forme plastique du fantasme de l’esprit. Il me semble que c’est René Char qui disait « S’il n’y a pas de trace, il n’y a pas d’histoire ». Quand je suis devant des lieux abandonnés à partir des ruines, des traces que j’ai sous les yeux, je fantasme ce que le lieu a pu être. C’est pour cela d’ailleurs que dans ma proposition la reconstruction n’est pas totale, mais reste formellement « fragile ».
Hashima mon amour est avant tout un film sur le regard et sur la réapparition. Cette séquence me permet de matérialiser cela et aux mémoires de perdurer.
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Pour voir Hashima mon amour, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F11