Lunch avec La journée d’appel
Entretien avec Basile Doganis, réalisateur de La journée d’appel
Journée d’appel, en référence au Service National des Journées Défense et Citoyenneté, anciennement appelées Journée d’Appel de Préparation à la Défense, donne à voir le déroulement d’une de ces journées… plutôt cocasse ! Est-ce totalement imaginaire ou avez-vous, ou quelqu’un proche de vous, vécu réellement durant une Journée d’Appel certaines des situations décrites dans le film ?
Comme souvent dans les films de fiction, il y a, dans cette « Journée d’appel », une part de réalité retranscrite et une part d’invention, qui opère dès l’écriture du scénario selon le libre jeu de l’imagination, mais qui résulte aussi des trouvailles de tournage et des improvisations de jeu – et avec mes comédiens, j’étais très généreusement servi de ce côté-là ! Personnellement, ayant été naturalisé tardivement bien que j’aie grandi en France dès l’âge de 3 ans, je n’ai pas pu faire ma « JDC » (Journée Défense et Citoyenneté) au moment où mes amis la passaient, mais j’en ai rapidement su le déroulement par cœur en écoutant leurs différents récits. Étrangement, même si la plupart de ces récits n’étaient pas franchement enthousiastes, j’ai longtemps été un peu jaloux d’être exclu de ce rite républicain qui seul prouvait incontestablement l’appartenance au pays.
Du coup, c’est le cinéma qui m’a offert ma Journée d’appel – ce qui m’en laisse un souvenir sans doute plus agréable que ceux de la plupart des « appelés » ! J’ai quand même assisté en tant qu’observateur, avec l’autorisation de l’Armée, à plusieurs JDC en préparant le film, pour être sûr de ne pas dire n’importe quoi et pour m’inspirer de détails très concrets de cette journée pour composer les différentes situations. Les séances de secourisme, par exemple, ont été une révélation qu’il fallait absolument retranscrire dans le film, tant leur potentiel comique était grand. Le film est quand même très écrit, et toute la difficulté au montage consistait à inclure au sein des scènes écrites les moments d’improvisation, sans bouleverser pour autant le rythme et la dramaturgie du film.
Journée d’appel est porté par un groupe de cinq personnages, jeunes vivant dans un quartier. Le personnage de Momo est rejeté par les autres pour son envie de réussir par le travail. Vous est-il arrivé de vous obstiner dans votre travail de réalisateur, envers et contre tous ?
Je n’avais pas pensé au fait que le personnage de Momo puisse être perçu comme une sorte de « métaphore » du réalisateur traçant sa route envers et contre tous. Ce personnage fait d’ailleurs également preuve d’empathie et de générosité – qualités aussi importantes selon moi dans ce métier que la persévérance – : Momo prend la peine d’aider Chris en le prenant en voiture, puis lui fait partager quelque chose de son monde et de son savoir, sans l’exclure comme il aurait pu le faire en réponse à l’exclusion qu’il subit des autres jeunes du quartier.
Plus simplement, dans ce film choral, j’ai essayé de brosser une galerie de personnages les plus variés possibles pour représenter la diversité de la jeunesse banlieusarde, dont j’ai fait partie – la diversité de « la » diversité, qui est aussi complexe et variée que n’importe quel autre groupe ou sous-groupe de la société. Même parmi les autres personnages de jeunes du quartier, un peu plus attachés à la culture de « bandes », il y a Lamine (le jeune costume-cravate), qui n’hésite pas à se singulariser, parfois très courageusement par rapport à la pression sociale du groupe. Il y a donc à la fois une continuité entre tous ces jeunes qui partagent la même condition sociale et souvent les mêmes références culturelles, et en même temps une grande hétérogénéité des caractères et des trajectoires. Je trouvais intéressant de faire en sorte que, paradoxalement, le personnage le plus « endurci » et le plus influencé par les codes de la cité soit celui qui se retrouve à faire le pont entre le reste de la bande et Momo, l’intello, et la « baltringue » du quartier.
Pensez-vous que vos trois autres jeunes héros aient envie d’avoir un métier aussi ? Ont-ils des espoirs ? Quels avenirs avez-vous imaginé à chacun de vos personnages ?
Je pense que comme tous les jeunes de cette génération qui n’a connu que la crise et la crise dans la crise, les autres protagonistes ont leurs rêves – plus ou moins réalisables, plus ou moins humbles ou mégalomanes – mais que l’expérience du chômage de masse, renforcée, pour les jeunes d’origine étrangère ou perçus comme tels, par l’expérience intime de la discrimination, entache ou assombrit toute projection dans l’avenir. Même sur un échantillon aussi réduit de protagonistes, plusieurs choix d’avenir sont suggérés dans Journée d’appel : la réussite par les études pour Momo, par le travail et pourquoi pas par l’amour pour Lamine, par le travail aussi pour Chris (qui a besoin pour cela du permis et donc du récépissé de la JDC) et par un éventuel retour au « bled » si les perspectives sont trop mauvaises en France. Pour les autres personnages joués par Rabah Naït Oufella et Malamine Sissoko, même si leurs choix de vie et d’avenir ne sont pas clairement exprimés, on sent chez eux une vraie conscience politique, plus ou moins structurée, mais bien réelle – comme cela apparaît clairement dans la confrontation avec les militaires de la JDC – qui manifeste une vraie exigence vis-à-vis de la société et une hargne pour s’en sortir. Dans certaines scènes d’improvisation, tous deux déployaient également leurs talents de rappeurs (ce qu’ils sont aussi dans la vie), mais cette image du jeune de banlieue qui rêve de réussir par le rap est devenue tellement stéréotypée que j’ai préféré la laisser de côté dans le film final.
Dans Journée d’appel, le cadre familial des protagonistes n’est pas développé. Pourquoi ce choix ?
Dans un film, et a fortiori dans un court-métrage, il faut faire des choix, on ne peut pas parler de tout, ni tout montrer de la vie des personnages. Dans mon précédent court-métrage, Le Gardien de son frère (2012), le cadre familial était beaucoup plus important, car le sujet même du film concernait les liens familiaux de deux frères privés de père. Pour autant, je crois que dans Journée d’appel, en filigrane, la famille, surtout sous la forme de l’autorité maternelle, est très présente aussi: on comprend que c’est la mère de Lamine qui l’a obligé à passer sa JDC en costume-cravate, Chris craint de se faire « couper en rondelles » par sa mère s’il ne revient pas avec son récépissé, Momo conduit la voiture familiale et on comprend qu’il est façonné par l’histoire et le destin familiaux lorsqu’il est ému face au tableau retraçant un épisode de la conquête coloniale de l’Algérie. Même sans être présente à l’écran, la famille et la culture domestique jouent un rôle majeur dans les comportements des personnages.
Durant leur Journée d’appel, vos héros revendiquent la position de « celui qui se désintéresse » et ne font voir que leur envie de s’amuser, de tirer parti de la journée. Pensez-vous que les Services de Protection comme la Police et l’Armée, intéressent les jeunes d’aujourd’hui ?
Si vous avez assisté à une JDC, vous avez pu observer que l’enthousiasme et le zèle ne sont pas exactement les qualités les plus manifestes chez les jeunes participants – qu’il s’agisse d’ailleurs des jeunes de banlieue ou des autres jeunes, de milieux plus favorisés! Après, il faut faire la part de ce qui relève de l’ennui réel, et de ce qui relève de la posture « rebelle » classique dans cette classe d’âge à peine sortie de l’adolescence, qui aime s’affirmer en bravant le monde des adultes, a fortiori quand il est aussi normé et normatif que dans l’Armée. Très régulièrement, des jeunes (de banlieue ou non) se renseignent spontanément sur les métiers de l’Armée pendant la JDC, certains y voient même une vraie perspective professionnelle dans un marché du travail dévasté. Pour ce qui est de la police, les choses sont plus compliquées pour les jeunes de banlieue: autant le choix de rejoindre l’Armée sera respecté par les pairs – avec quelques moqueries tout au plus -, autant le choix de rejoindre la Police sera beaucoup plus difficile à assumer, car la Police est perçue plutôt comme une source de problèmes et d’insécurité que comme une institution sécurisante.
Dans votre imaginaire, les jeunes présentés dans le film ont-ils le sentiment d’une surveillance policière abusive AVANT leur Journée d’appel ?
Ce n’est malheureusement pas que dans mon imaginaire que les jeunes de banlieue ont un sentiment de surveillance policière abusive. Des associations ont précisément vu le jour en réponse à ces abus et sans rentrer dans les détails autobiographiques, j’ai personnellement eu des expériences très négatives avec la Police, lors de contrôles d’identité, dont une particulièrement grave quand j’avais à peine 14 ans. Dans le film, les jeunes ont donc ce vécu commun, préalable à leur journée d’appel, même si chacun le vit différemment et le met plus ou moins à distance. C’est tout le sens de la scène (totalement improvisée) de retour au quartier après la JDC où les 3 jeunes en rencontrent 3 autres autour d’une chicha et parlent de la Police. Lamine se distingue des autres en montrant un calme exemplaire face aux abus (il dit qu’il répond « merci » aux policiers qui le traitent de « sale singe »), ce qui lui vaut les reproches des autres sur son supposé manque de « fierté ».
Pour autant, Journée d’appel n’est évidemment pas un film à charge contre la police, ni même contre ses abus. Ce n’est pas du tout le sujet du film, qui concerne plutôt le sentiment d’appartenance – au pays, au quartier, à la bande. Le rapport à la police ne m’intéresse que dans la mesure où il influe sur ce sentiment d’appartenance. Un jeune abusivement contrôlé se sentira désigné par la société comme un ennemi intérieur ou du moins comme un éternel suspect, et aura donc évidemment un rapport d’appartenance plus complexe et douloureux que le citoyen lambda qui n’est contrôlé que lorsqu’il a vraiment fait quelque chose de répréhensible. Mais ce n’est là qu’un ingrédient parmi d’autres du sentiment d’appartenance, qui est également déterminé par une foule d’autres éléments, dont parle aussi le film. Ainsi, lorsque des vestiges de la toute-puissance militaire passée de la France au Château de Versailles ou des documents de la JDC évoquent plus ou moins adroitement le passé colonial de la France, la portée n’est pas la même selon que l’on vient d’une famille issue d’anciennes colonies françaises ou non. Ce qui ne veut pas dire que les jeunes « issus de l’immigration » ne se sentent pas français, face à ces institutions ou à ces expériences potentiellement blessantes, bien au contraire : c’est justement le fait que leur voix et la spécificité de leur destin historique ne soient pas pleinement prises en compte dans leurs nuances propres et intégrées au roman national qui les exclut et les blesse.
C’est cette question, dans toute sa complexité, que j’ai tenté de rendre sensible en adoptant le point de vue de ces jeunes banlieusards confrontés à une série de lieux et d’institutions faisant grincer leur sentiment d’appartenance – sans pour autant passer sous silence la propre intolérance de ces jeunes vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leurs codes ou leurs valeurs, à l’intérieur ou à l’extérieur du quartier.
Enfin, Journée d’appel a été produit en France. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Le système de financement du court métrage en France est exceptionnel. En plus des aides du CNC sélectives ou automatiques, il y a des aides régionales ou départementales, des achats ou pré-achats de chaînes, voire des aides selon la thématique du film. Pour Journée d’appel, nous avons bénéficié de presque toutes les aides possibles (CNC, Arte, Val-de-Marne, Adami, Acsé). Ces moyens mis à la disposition des jeunes réalisateurs permettent de faire l’expérience de tournages en conditions professionnelles et de se préparer au long métrage. Le seul inconvénient de cette profusion d’aides est qu’elles sont souvent concentrées sur les mêmes films, ce qui donne une logique du tout ou rien: certains films ont à peu près tout, quand d’autres n’ont presque rien et doivent se faire quasi-bénévolement. En tout cas, ces bonnes conditions de financement permettent également d’avoir en France des techniciens très compétents à tous les niveaux et des sociétés de production souvent très expérimentées même quand elles sont « jeunes ». C’était le cas de la société de production du film (Kazak productions) et de mon producteur Jean-Christophe Reymond, qui m’ont beaucoup aidé dès le développement du scénario jusqu’à la matérialisation du film.
Pour voir Journée d’appel, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F5.
L’info en + Basile Doganis donnera une interview avec Gilles Robert est prévue sur LDVTV le 4 fevrier a 17:30.
Ecoutez l’interview de Basile Doganis par Aude Lavigne dans Les carnets de la création (France Culture).