Breakfast avec Juke-Box
Entretien avec Ilan Klipper, réalisateur de Juke-Box, qui a reçu le Prix Spécial du Jury en Compétition Internationale.
Quel a été le point de départ de votre travail sur Juke-Box ? La musique ? Le casting ? Un scénario ?
Il y a eu plusieurs sources d’inspiration pour ce projet. La première était durant la préparation de mon film documentaire Sainte-Anne, hôpital psychiatrique, à Paris, pendant la phase de repérages où j’avais assisté à ce qu’on appelle des visites à domicile : ce sont des médecins qui visitent les patients ayant des obligations de soins, quand ces patients ne viennent plus à leurs rendez-vous de contrôle. Et en arrivant sur place le médecin décide ou non d’hospitaliser le patient, contre sa volonté. J’avais assisté à plusieurs de ces visites à domicile et à chaque fois j’entrais dans l’univers absolument hallucinant de ces gens qui étaient reclus depuis plusieurs mois, il y avait des trous dans les murs, les fils électriques étaient détachés, il y avait des installations étranges… tout d’un coup on entrait dans un monde recréé par la personne.
C’était un point de départ et j’avais imaginé en faire un documentaire. Mais ce n’était pas possible parce que débarquer avec les médecins, les caméras et les policiers, c’était beaucoup trop intrusif et ça devenait voyeur, donc j’ai mis de côté ce projet et je m’étais dit que si un jour je voulais faire de la fiction, en pensant déjà à un court métrage, ça pourrait être le point de départ d’une histoire. Donc c’était resté dans un coin de ma tête.
Ensuite, il y a eu une deuxième source d’inspiration, c’est un grand producteur de musique américaine qui est aujourd’hui en prison : Phil Spector. C’est quelqu’un qui m’intéresse beaucoup car il a produit d’immenses titres aux Etats-Unis à partir des années 60, fin 50 jusqu’à quasiment les années 90. Il a assassiné une femme, un soir de démence et pour cette raison, il est aujourd’hui en prison. Il était vraiment entre génie et folie. Il a produit des grands titres, notamment Be my baby des Ronettes, il a produit des groupes comme les Crystals qui étaient très connus à l’époque et il a créé un concept qui s’appelle le « mur de son », qui est un type d’enregistrement qui crée un timbre de musique très particulier. J’étais assez fasciné par ce personnage. Il apportait un plus à la dimension psychiatrique : la dimension de la création.
Aussi, dans tout mon travail, il y a toujours une recherche autour de la réclusion, c’est un thème qui m’intéresse énormément.
Et ensuite il y a eu la rencontre avec Christophe, qui s’est faite de manière assez hasardeuse à la sortie de la projection d’un film. Nous avons sympathisé, et puis progressivement m’est venue cette idée d’adapter les visites à domicile avec l’envie que j’avais d’aborder la musique, la création et la réclusion.
Le personnage principal de Juke-Box, interprété par Christophe, jongle avec la folie. Pourquoi avoir choisi Christophe ?
Je me suis dit qu’avec Christophe, c’était intéressant car il a une personnalité suffisamment originale pour qu’on puisse se prendre au jeu de l’imaginer dans le rôle d’une personne un peu borderline. Si on est dans un contexte où tout est laissé à l’abandon, où le décor est très fort, naturellement il peut incarner ce personnage que j’imaginais à la rencontre entre la création et la folie.
J’ai vraiment écrit ce personnage comme une allégorie, c’est-à-dire très excessif mais qui incarne vraiment ce que je peux ressentir quand je suis dans le monde de la création. Mais Christophe est un homme extrêmement tourné vers les autres, très sociable, dans la rencontre, dans l’échange… Il fallait vraiment lui faire interpréter un personnage. Je me suis raconté ce personnage-là. Je me suis dit : « J’ai retrouvé 40 ans plus tard celui qui avait fait Les marionnettes et qui aurait sombré dans l’oubli ensuite. » Et c’est comme ça que j’ai pensé ce personnage.
Christophe est très pudique par rapport à l’interprétation dramatique, il avait envie mais ça l’inquiétait un peu. Il a une haute estime du cinéma. Christophe c’est un cinéphile, il arrive avec l’idée que ce n’est pas « simple » d’être acteur, ce n’est pas inné. Il n’avait pas si confiance en lui que ça, donc Sabrina (Sabrina Seyvecou, qui joue la femme énigmatique dans Juke-Box) m’a aidé à lui faire endosser le rôle, à lui faire comprendre ma démarche. J’ai tenu compte de ce qu’il était, j’ai joué sur son aura, sur sa télégénie et j’ai essayé de travailler à partir de sa façon d’être. Même si le rôle n’a rien à voir avec qui il est réellement.
Sabrina a managé Christophe dans le jeu, elle l’a préparé… par exemple avec des exercices de théâtre. Et sur le tournage, elle a été indispensable pour que Christophe puisse accéder à ce que je voulais. Elle m’a beaucoup aidé aussi à le faire sortir de son côté icône, de son image : ses lunettes, son allure, c’est quelque chose qu’il a construit avec les années, qui font partie de lui mais je ne voulais pas de l’icône, ça ne m’intéressait pas du tout d’avoir Christophe. Je trouvais que ce serait la plus grosse erreur qu’on pourrait faire dans Juke-Box. Il fallait faire jouer l’homme, Daniel (Daniel Bevilacqua, nom de naissance de Christophe). Même si le film joue de cette ambiguïté sur d’autres aspects.
Comment avez-vous conçu la composition musicale avec Christophe ? Quel est le lien avec Phil Spector ?
Dans le film on voit le personnage écouter un morceau de la Nouvelle Star à la télévision, en fait c’est un morceau produit par Phil Spector : River deep, Moutain high de Tina Turner qui est interprété par une jeune chanteuse.
Mais pour la composition musicale, dans ce film-là, ça ne ressemble pas à la manière dont Phil Spector faisait ses enregistrements. Il n’est pas question de « mur de son » dans Juke-Box. Je voulais quelque chose qui ressemble au personnage qu’on voit dans le film, c’est-à-dire quelqu’un qui ne parle plus, qui s’exprime par des râles, qui s’exprime par des sons. Je voulais un morceau à l’image de ce personnage, très fragile voire dissonant par moments mais en même temps avec la force de celui qui n’est pas dans les effets, qui va chercher la matière brute, l’essence. Donc un morceau qui soit consistant et en même temps assez fragile, avec une expression méconnaissable… Ce sont les consignes que j’ai données à Daniel (Daniel Bevilacqua, alias Christophe), et à partir de là c’est lui qui a composé un morceau. Qu’on a retravaillé ensemble ensuite : je voulais ajouter certains instruments et casser certains rythmes, qu’il y ait une progression qui se fasse en plusieurs temps.
Et je ne voulais pas qu’il soit enregistré à l’avance, je voulais qu’il soit en live, mais le problème c’est que Daniel ne pouvait pas faire toutes les couches du morceau en direct donc on a fait un pré-enregistrement mais pour ne pas faire du play-back, je déteste ça, il a rajouté une deuxième nappe, comme si c’était une seconde voix ou une seconde piste instrumentale. Pour que dans le film, on le voie vraiment rajouter en live une nappe au morceau.
Votre personnage principal s’isole dans son univers de musique. Ecrivez-vous seul ou à plusieurs et vous arrive-t-il de vous isoler dans l’écriture ? Faites-vous des résidences d’écriture ? Et combien de temps avez-vous pris pour la conception (écriture, préparation) de Juke-Box ?
Quand je travaille je suis extrêmement sensible, dans le sens où je suis très influençable par rapport à ce qu’il y a autour de moi. Si par hasard, j’ai le malheur de faire lire ce que je fais, de montrer ce que je fais, en cours, ça casse tout ! Ça peut faire capoter un projet. Donc j’ai cette idée que dans le moment de la création, j’ai besoin d’être isolé, quasiment reclus. Du coup pour moi c’est important que ce personnage, qui va plus loin que moi puisque lui, je le considère vraiment comme un artiste, il ait besoin de se protéger complètement du monde extérieur, pour pouvoir exprimer ce qu’il a à exprimer. Il est à tel point sensible, à tel point dans son univers qu’il doit se protéger. Et l’allégorie est dans la réclusion volontaire.
On pourrait penser que cette réclusion est uniquement l’expression d’une maladie mentale or pour moi c’est une étape du processus de création pour pouvoir se protéger de toutes les influences extérieures et saisir vraiment ce qui nous appartient. Pour le porter aux autres. C’est ça pour moi la création.
En plus, ce qui est important pour moi dans Juke-Box, c’est qu’on voie un homme qui ne sait plus s’exprimer, qui n’a plus de mots pour communiquer comme la plupart d’entre nous, qui pouvons parler. D’une certaine manière, et même si ça paraît bateau de dire ça, créer c’est une façon de s’exprimer autre, quand on n’a pas forcément les mots, quand ce qu’on a à dire est plus puissant…
Il y a eu un an de préparation pour ce film, ce qui est quand même beaucoup pour un court métrage, et pas un an parce qu’on attendait des financements ou ce genre de choses, mais un an parce que j’étais moi-même dans une recherche assez précise que je n’ai pas trouvée tout de suite, parce qu’il m’a fallu du temps pour développer mon idée : de croiser les expériences sur la psychiatrie et le monde de la musique. Du fait que ça se rapporte au monde de la musique, je ne voulais pas débarquer sur quelque chose de bancal. Je ne voulais pas que ce soit cliché non plus.
Je n’ai jamais fait de demande de résidence d’écriture, mais j’aimerais bien. J’y pense des fois. Je pense que c’est à la fois un lieu où on peut vraiment s’isoler mais où on peut aussi, si on a besoin, aller se promener un peu, prendre le grand air, ça peut être très constructif.
Je m’interroge, j’hésite à le faire. Je n’ai pas téléchargé de dossier de demande pour l’instant, mais je suis quand même en train d’écrire. Je me torture…
Je travaille sur un long métrage de fiction, toujours avec Daniel. Ça ressemble un peu à Juke-Box, mais beaucoup plus dense, c’est un grand projet sur la création et sur la marginalité aussi. Il n’y aura pas de psychiatres. C’est très inspiré de Phil Spector, de sa vie, de sa réclusion…
Comment avez-vous dirigé les comédiens secondaires dans leurs relations au chanteur déchu ? J’ai trouvé que ces personnages, en rappelant les réalités et les opportunités d’un quotidien auquel le protagoniste s’échappe, appuyaient sur la solitude volontaire du personnage et créaient une angoisse… mais souhaitiez-vous réellement créer un effet particulier ?
Cet effet vous l’avez bien senti, je l’ai même développé dans la scène de l’émission de télévision où il y a une confrontation très forte entre le show très lumineux, très contemporain, avec une jeune musicienne qui dégage une énergie pas possible, et le plan d’après où on voit, frontalement, le visage complètement défait du personnage de Daniel qui est isolé dans son appartement. J’ai voulu créer le même genre de contraste, c’est-à-dire opposer le monde extérieur dans tout ce qu’il a de bien orchestré, où tout est fluide, tout glisse, avec son monde délabré et un peu dans l’errance.
Dans le travail avec ces deux comédiennes, mon idée c’était premièrement que ce soit des apparitions, c’est-à-dire qu’on ne les voit pas faire d’entrée, elles sont là tout d’un coup, on entend leurs voix soudainement… est-ce que ça se passe dans la tête du personnage ? Et dans quelle mesure ça se situe avant ou après ? Je voulais donner le sentiment au spectateur d’être un peu égaré comme ce qui se passe dans la tête du personnage.
Tout ça, je l’ai pensé aussi dans le dispositif, dans le montage. Le fait d’avoir à l’image un personnage reclus pendant plusieurs minutes tout seul et tout d’un coup un élément extérieur très fort comme ces apparitions, je pensais que ça allait créer un effet de confrontation qui renforcerait sa déchéance, qui montrerait à quel point il est complètement égaré et que tout se mélange dans le temps.
C’est le premier effet, la première intention.
Et le deuxième, c’est évidemment un effet de réel. Malgré tout, on voit clairement qu’il y a du réel. L’idée de la psychiatre… je ne voulais pas qu’elle soit trop dure. Si demain vous allez vous faire opérer, un médecin ne peut pas vous dire : je vais vous opérer.
En psychiatrie, si. Le médecin peut vous dire : Je vous embarque, vous allez prendre votre médicament, vous n’avez pas le choix.
Donc du coup les médecins ont tendance à être dans leur toute-puissance en fait. Et moi au contraire je voulais plus un médecin dans l’empathie. Qui ne soit pas sur un ton trop radical, qu’on la sente touchée par le personnage…
Ce qui m’avait le plus frappé quand j’avais travaillé avec Sainte-Anne, c’est que pour les médecins, l’hôpital c’est le salut. A chaque fois qu’ils hospitalisent quelqu’un qui était reclus chez lui, ils ont le sentiment de le sauver, ils ont le sentiment qu’ils vont répondre à tous ses problèmes.
Et c’est pour ça qu’en face il y a cette obsession du personnage qui dit « je ne vais pas à l’hôpital » car il sait très bien au fond que la seule chose qu’elle veut c’est de l’emmener à l’hôpital.
Je voulais qu’il ne répète que cette phrase-là car j’avais constaté chez des patients qui avaient arrêté leurs traitements depuis longtemps et qui étaient vraiment mal, cet entêtement, la répétition. C’est toujours la même phrase comme ça, qui revient, qui revient et qui revient. Donc je voulais qu’on ressente son obsession et je lui avais demandé qu’il répète seulement cette phrase.
Dans le jeu, il y a beaucoup d’improvisation, je n’ai pas écrit les dialogues. Mais on a refait beaucoup de fois les prises.
J’avais dit aux deux comédiennes de lui parler de manière bienveillante, mais je ne leur avais pas dit tout le contexte. Marilyne Canto joue le rôle de la psychiatre. Pour l’autre femme, c’est volontaire qu’on ne sache pas qui elle est … Ce personnage de femme énigmatique est interprété par Sabrina Seyvecou et je l’avais vue auparavant dans les films de Jean-Claude Brisseau où il y a beaucoup d’apparitions. J’aime beaucoup les films de Brisseau et comme je voulais cette idée d’apparition, pour moi ce personnage devait avoir quelque chose d’une apparition énigmatique mais bienveillante. Vit-elle là ou est-ce qu’elle y passe seulement, est-ce la voisine ou la fille, ou peut-être une figure du passé, mais qui apporte des gaufres au personnage principal, qui lui propose un café, qui est plutôt attentionnée à son égard.
Pour Marilyne qui joue le rôle de la psychiatre, je lui avais précisément dit : tu es sa psy, tu débarques là très inquiète car ça fait plusieurs fois qu’il ne vient pas à ses rendez-vous, tu te poses déjà la question de l’hospitaliser, tu vois l’état délabré de l’appartement et tu essaies de savoir pourquoi il ne vient plus à ses rendez-vous, comment il se sent et tu essaies d’établir le contact avec lui.
Et comme j’avais dit à Daniel, tu ne dis qu’une chose : « je ne veux pas retourner à l’hôpital », le contact était impossible à établir.
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Juke-Box était diffusé aux séances de la Compétition Nationale F12.