Lunch avec Le baiser du silure
Entretien avec June Balthazard, réalisatrice de Le baiser du silure
Comment avez-vous eu connaissance de ce poisson, le silure ? Le comédien qui interprète le personnage principal est-il pêcheur dans la vie ?
J’ai découvert l’existence de ce poisson lors d’un précédent tournage dans la campagne Haut-Saônoise où j’ai assisté par hasard, à un débat entre des personnes pro-silures et anti-silures. Portant sur un simple poisson, cette discussion enflammée semblait surréaliste. Comme l’espèce peut dépasser la taille de l’être humain, certains pêcheurs lui vouent une réelle fascination. C’est notamment le cas de l’acteur, le pêcheur Tanguy Demule, qui est dans la vie tel qu’il apparaît dans le film. Dans l’espoir de la prise de ce qui s’apparente à un animal de l’imaginaire, il est capable de rester en autonomie dans la nature pendant de longues périodes, y compris quand il vente, neige ou gèle. Mais l’espèce originaire du Danube suscite aussi de la méfiance, voire de la violence. Elle est considérée comme potentiellement nuisible et invasive. Dans le film, l’animal devient la métaphore d’un étranger, qui cristallise les fantasmes et les peurs de l’être humain. Se reflète alors en ce paria des cours d’eau l’histoire ancestrale de notre rapport à l’altérité.
Comment avez-vous travaillé le rapport à la pêche et aux mouvements de la canne à pêche ?
Le rapport au corps est évident dans cette pratique. La gestuelle est très précise et chorégraphique, ce qui m’intéressait d’autant plus que je pense que la question du corps est centrale au cinéma. Déjà, elle est éminemment présente en dehors des gestes de la pêche parce que le film suit une traversée, celle d’un pêcheur qui part en quête d’un mystérieux poisson. Son corps va venir se heurter, s’égratigner au contact de cette nature âpre et poignante des terrils du Nord de la France. Ensuite, j’ai travaillé les gestes de la pêche de manière documentaire pour qu’ils soient le plus justes possible. Cette gestuelle me fascinait. Elle est à la fois très virile et délicate. Le baiser du silure, qui est devenu le titre du film, en est un bon exemple. Il s’agit de l’appellation donnée par les pêcheurs à la gestuelle de la prise du poisson. Ils mettent leurs mains dans la gueule du silure et l’approchent de leurs visages pour le sortir de l’eau, ce qui explique que cela s’appelle un baiser. Il s’agit d’un geste ambivalent entre une étreinte et un geste de domination.
Comment avez-vous travaillé la lumière et qu’est-ce qui vous intéressait dans l’effet de pénombre ?
Le travail d’étalonnage a été assez conséquent, le but étant de créer une aube qui s’étire pendant toute la durée du film. Cette lumière intermédiaire, transitoire instaure une atmosphère étrange, qui est encore renforcée par l’utilisation d’images virtuelles. Je voulais jouer du lien entre « étranger » et « étrangeté ». Pendant les repérages, j’ai constaté que les terrils peuvent entrer en combustion. Ces grandes montagnes noires se mettent alors à fumer ce qui m’a inspiré l’événement à la lisière du fantastique qui vient entraver l’avancée du pêcheur. La pluie de cendres réalisées en image numérique n’est pas uniquement un ressort dramatique qui sert à amplifier l’atmosphère inquiétante. Elle est un élément plastique avec une force poétique. Dans le film, l’événement est provoquée par la douleur du silure et fait de la rencontre du poisson et du pêcheur un moment empreint de magie. D’une manière générale, j’aime confronter le documentaire à des formes plus décollées du réel, qui ne le trahissent pas mais au contraire l’éclairent, le transfigurent. Je travaille sur l’idée de réalisme magique.
Concernant le scientifique interrogé dans le film, de qui s’agit-il ou si c’est un personnage fictif, qui représente-t-il ?
Toutes les voix, celle du pêcheur, du scientifique et de la poétesse sont documentaires. En même temps, il s’agit de figures, l’idée étant de travailler sur des archétypes dans le sens de grands schèmes, un peu à la manière d’une fable dans laquelle chaque personnage va apporter un éclairage différent sur le sujet. La voix du scientifique est celle de l’écologue Florent Lamiot avec qui la discussion a été passionnante. Cela m’a permis de poser un regard à la fois scientifique et poétique et de poser la question : est-ce que la notion d’étranger a un sens dans le règne animal ? Un registre d’image est dédié à cette voix, un logiciel qui trace les déplacements de silures. Évidemment, cette technologie n’existe pas dans la recherche scientifique, nous avons donc imaginé un visuel avec un graphiste. Il y a là-dedans une exagération. Il est d’ailleurs plus facile d’imaginer cette technologie utilisée par exemple dans un film d’espionnage pour tracer des hommes, ce qui résonnait avec le parallèle avec l’étranger.
À quel point êtes-vous intéressée par la thématique de l’Environnement et les échanges entre espèces ?
Ce n’est pas directement la thématique écologique qui a donné l’impulsion du projet. Je voulais surtout parler du rapport de l’Homme à son environnement et des projections qu’il peut faire sur la nature. Le film démarre comme un faux cours d’histoire naturelle, porté par la voix du scientifique, pour finalement aller sur un terrain plus philosophique. Le silure, ce poisson perçu comme un monstre préhistorique, devient un miroir, un double de l’Homme. Tout comme lui, il est un grand prédateur et a un fort comportement d’expansion. Certains pêcheurs le rejettent d’ailleurs, parce qu’il leur fait concurrence. Cette comparaison peu flatteuse nous pousse à réfléchir à nos propres comportements. C’était à mon sens une manière originale d’aborder la problématique écologique.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Je pense que le film fait sa juste durée et c’est pour moi l’essentiel. J’aime le court métrage quand ce n’est pas une pastille ou une carte de visite pour un éventuel prochain long métrage. Certains films ne peuvent exister que dans des formes courtes qui ne laissent pas une impression de teaser mais d’un travail dense et complet. Il s’agit d’un format très libre qui permet d’expérimenter des choses qui ne tiendraient pas dans des formes plus longues. D’ailleurs, on le constate quand des réalisateurs de longs métrages continuent à faire des courts simplement parce qu’ils affectionnent ce format.
Le baiser du silure a été projeté en compétition nationale.