Lunch avec Le sens des choses
Interview de Frédéric Radepont, réalisateur de Le sens des choses
Comment vous est venue l’inspiration pour cette rencontre insolite ?
Le sens des choses est une histoire qui est restée près de 5 ans dans un tiroir. Je l’ai écrite à une époque très foisonnante et expérimentale où je travaillais énormément avec un ami, Pierre Guibert. Nous avons collaboré ensemble sur une trentaine de courts métrages en l’espace de 4 ans, dans des univers très différents et souvent assez radicaux. Le plus souvent, je portais la casquette de comédien, lui de réalisateur. Cette histoire a été écrite dans ce contexte. Pierre déménageait. Son appartement était vide quelques jours. Je l’ai vu. Et j’ai pris la plume. Il devait interpréter le rôle de l’homme. Je devais interpréter le rôle de la cambrioleuse. Oui, à la base, ce rôle avait été écrit pour un homme. Tout est parti de cette image. Un petit appartement vide aux murs décrépis. Un lieu sans identité, mais qui résonne sourdement des fantômes du passé. Une porte ouverte sur la fiction. Le tournage n’a pu malheureusement se faire et le scénario est resté lettre morte. Jusqu’à ce qu’en avril 2016, par un concours de circonstances, je me décide à le réaliser.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le caractère très solitaire de chacun des personnages ?
Je voulais se faire rencontrer deux mondes, deux solitudes en survivance. Elle vole pour manger. Il repose son corps pour affronter sa prochaine nuit de labeur. L’envie était de créer une sorte de bulle, de parenthèse où le temps se fige, le temps d’une rencontre accidentelle. Un voyage permanent entre la peur et la compassion. La solitude comme grand mal de notre société. Insidieuse, elle se propage partout et ravage le lien social. Je ne parle pas ici de la solitude choisie, le temps d’un recueillement, d’un choix de vie, qui porte en elle des valeurs positives. Mais bien de cette solitude imposée par un monde en quête de repères, le monde dans lequel nous vivons. Chacun des deux personnages a sa solitude propre. Celle d’une vagabonde, condamnée à la solitude de la rue. Celle de l’ouvrier dont la vie n’est rythmée que par la sonnerie du réveil au moment où la ville s’endort alors que sa journée commence. Avec cette base, je ne voulais pas me contenter du caractère pathos qu’une telle situation peut porter en elle, mais plutôt provoquer l’inattendu au moment où ces deux mondes se rencontrent, s’observent, s’effleurent. Ce qui permet à l’histoire de flotter entre drame et comédie. Le film est aussi la rencontre entre deux générations. Une jeunesse pleine de vie qui ne sait sur quel pied danser, qui mord la vie à pleine dents, malgré la rudesse du fruit. Un géant à la voix grave et aux larges épaules, voutées par le poids d’une vie consacrée au labeur. Rien n’était propice à la rencontre. Et pourtant. Le voile tombe.
Cherchiez-vous à explorer plutôt le rapport de force ou de compréhension mutuelle entre ces individus qui sont aussi pauvres l’un que l’autre ?
Les rapports de force sont la base de toute tension dramatique. Dans cette courte histoire, j’ai cherché à les tordre au maximum pour voir ce qu’il en découlerait. Non, l’homme ne s’offusquera pas d’être cambriolé. Non, elle ne s’enfuira pas à la première occasion. Non, les personnages ne s’épancheront pas sur leurs déboires respectifs. À partir de ce fil tendu, il fallait trouver la bonne vibration pour que ces deux mondes entrent en connexion. Entre méfiance et attention. Pudeur et abandon.
Avez-vous un goût particulier pour l’écriture ou/et pour la lecture ?
J’aime beaucoup lire, oui. La littérature américaine notamment. Je ne suis pas un expert, loin de là. Mais j’aime les histoires qui m’emportent dans un univers singulier. Souvent celui des marginaux, des gens de rien où la vie semble battre un peu plus fort qu’ailleurs. Pour ce qui est de l’écriture, je fonctionne beaucoup par phases ou par projet. Je peux y passer des heures par jour pendant deux mois. Puis plus rien pendant les 5 suivants. Il n’y a pas vraiment de règle. C’est une chose que j’aimerais changer. S’astreindre à écrire avec une cadence régulière. Créer une mécanique de travail. C’est en forgeant…
En quoi le rapport à l’absence et aux rendez-vous manqués vous intéressait-il ?
Ce qui m’intéresse avant tout dans un personnage, c’est sa vibration. Sentir la flamme qui l’anime. Je ne connais pas de sentiment plus vibrant que l’amour, au sens large du terme. La perte d’un être cher. La fin d’une histoire d’amour. Le poids de l’absence. Et comment on vit avec ça. Chacun a sa manière de le gérer, de se laisser dévorer ou de l’enfouir par tous les moyens dans les tréfonds de la mémoire. Au risque de le voir ressurgir dans toute sa force et sa mélancolie. C’est ce que va connaître l’un des personnages. C’est aussi une réflexion autour de la notion de destin. Si ce jour-là, j’avais pris la direction contraire, à quoi ressemblerait ma vie aujourd’hui ?
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
Manchester by the Sea. Je parlais de vibration tout à l’heure. Voilà un film qui en est chargé de bout en bout. Une mise en scène au service de l’histoire, la pudeur et la profondeur des sentiments et un Casey Affleck, comme toujours remarquable. Un vrai bijou. J’ai beaucoup aimé le dernier Ken Loach Moi, Daniel Blake, même si ça ne restera pas, à mes yeux, comme son meilleur film. Il y a toujours une humanité chez lui, dans la manière de filmer ces gens en survie que je trouve bouleversante. Un coup de cœur aussi pour Willy 1er. Un film inclassable qui me fait penser au cinéma belge pour lequel j’ai une grande estime. Donc Belgica aussi, évidemment. Tony Redmann. Après, j’ai pris un plaisir énorme avec des films complètement différents comme Dernier train pour Busan, et j’en oublie probablement.
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
Ce sera ma première à Clermont-Ferrand. J’ai souvent pensé y aller. Mais sans projet en sélection, je craignais de ne pas y trouver ma place. Cette fois, ce sera différent. J’espère y prendre beaucoup de plaisir en découvrant de nouveaux univers. Faire des rencontres aussi. Parler cinéma jusqu’au petit matin. Partager l’envers du décor.
Pour voir Le sens des choses, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F11.