Goûter avec Le taxi de Sun City
Interview de Thomas Trichet, réalisateur de Le taxi de Sun City
Comment avez-vous imaginé les désirs enfouis du personnage principal ? Avez-vous fait des recherches sur certains troubles psychologiques ?
Les obsessions et ruminations de Charles, le personnage principal du film, sont inspirées d’une maladie mentale qui s’appelle les « phobies d’impulsion ». Il s’agit d’une peur phobique de céder à ses pulsions, qu’elles soient criminelles ou ordinaires. Les personnes atteintes par cette maladie ne passent pas nécessairement (voir en fait presque jamais) à l’acte, mais l’idée de pouvoir un jour y céder affecte leur vie quotidienne, allant pour certains jusqu’à les empêcher totalement de vivre normalement. Avec les deux co-auteurs du film, Martin Maire et Théo Jollet, on a mené des recherches sur cette maladie pour nourrir les sujets d’obsession de Charles, qui sont en fait récurrents : il s’agit souvent d’actes liés à la mort ou à la sexualité, et presque toujours répréhensibles ou tabous. On s’est également inspiré de certaines de nos propres pulsions, parce qu’on s’est rendu compte que ce trouble trouve une résonnance en chacun de nous. Qui n’a jamais été tenté de se jeter dans le vide sans raison, ou d’y entraîner quelqu’un ? C’est aussi cette universalité qui nous intéressait.
Quelle technique avez-vous utilisée pour réaliser l’animation ?
Le film est entièrement réalisé en 3D, et plus spécifiquement à partir de scans 3D. C’est une technique permettant de capturer des objets du réel (corps, mobiliers, décors…) et de les importer dans un logiciel 3D. À partir de ces éléments, tous scannés séparément, on peut mettre en place les scènes, gérer l’éclairage, les mouvements de caméra… Du coup, à quelques rares exceptions, tous les modèles du film proviennent du réel : les acteurs, les objets et les décors.
Comment avez-vous procédé pour écrire la voix-off ? Comment avez-vous procédé pour construire le cheminement du personnage à travers sa voix ?
Je savais depuis le départ que le film serait réalisé à partir de scans 3D mais que les personnages ne parleraient pas nécessairement à l’image, et que le sujet que je voulais traiter était introspectif. La voix-off comme moyen de narration s’est donc imposée par elle-même. Quand on a commencé à écrire, on a donc mis sur papier tout un tas de pensées et situations de pulsions diverses et variées. On s’est retrouvé avec beaucoup de matière, qu’on a commencé à organiser pour trouver une linéarité. On ne cherchait pas forcément une chronologie, mais plutôt à montrer une progression, un cheminement de pensée qui dévie de plus en plus, le personnage s’aliénant progressivement de ses proches, de son environnement et finalement de lui-même, tout en perdant de plus en plus pied avec la réalité. C’est ce qui a guidé la construction du parcours du personnage et l’ordre des chapitres du film.
À quel point êtes-vous intéressé par la question du délire, de la perte du réel ? Avez-vous d’autres projets autour de cette question ?
Je travaille actuellement sur l’écriture d’une série d’animation en 2D, qui met notamment en scène un personnage venant d’un monde parallèle, ainsi que sur l’écriture d’un film (court ou long, ce n’est pas encore défini) en live action, qui serait un huis-clos de deux personnages en prise avec l’éternité. Je m’aperçois qu’en effet il y a toujours ce lien avec une forme d’irréalité ou de surnaturel, bien que ça ne soit pas quelque chose qui soit à première vue intentionnel. Je crois que j’aime les projets (qu’il s’agisse des miens ou ceux des autres) dans lesquels la réalité n’est pas exactement celle qu’on connaît.
Y a-t-il des libertés que le format court métrage vous a apportées en particulier ?
Oui, tout d’abord je ne pense pas que ce film aurait fonctionné sur un autre format, ou en tous cas sous la forme qu’il a aujourd’hui, car la voix-off quasi omniprésente est quelque chose de lourd à porter sur la longueur. J’ai conscience que la concentration du spectateur aurait été mise à rude épreuve sur un format plus long. La technique d’animation du film étant aussi très chronophage (notamment sans avoir à sa disposition une grande équipe technique), ça aurait été très compliqué de mettre ça en place sur un format plus long. Le second point c’est qu’il s’agit d’un projet complètement indépendant (ce qui est difficile à mener dans d’autres formats comme le long-métrage ou la série, qui nécessitent d’être accompagné). Cette indépendance nous a permis d’imaginer et d’écrire en toute liberté des scènes qui pourraient être considérées comme subversives ou dissidentes, en abordant certains thèmes qui questionnent l’éthique, le personnage de Charles étant en permanence balancé entre ses idées noires et ce qu’attendent de lui les conventions.
Quelles sont vos œuvres de référence ?
L’œuvre qui a sans doute le plus influencé Le taxi de Sun City est le court-métrage La Jetée de Chris Marker, pour son utilisation d’images exclusivement fixes accompagnées d’une voix-off unique. Pendant longtemps je décrivais le système narratif du film comme fonctionnant de la même manière que celui de La Jetée : une succession d’images arrêtées, à la différence que la 3D permet de se déplacer dans ces tableaux figés. Une autre grande différence est que Le taxi de Sun City comporte de nombreuses animations, même s’il ne s’agit pas de mouvements de corps, et que la voix-off n’est pas celle d’un narrateur extérieur. Pour l’écriture de la voix-off, il y avait Seul contre tous de Gaspar Noé, mais l’idée a plutôt été ici de s’en émanciper pour qu’elle soit moins violente et dure, et aussi Éloge de la fuite de Laborit, pour la construction presque par thèmes des angoisses du personnage. Ensuite, j’ai vu beaucoup de scènes de films qui utilisaient la technique du bullet time, et notamment Crosswind : La croisée des vents, mais c’était postérieur à l’écriture du film. Cela m’a, par contre, permis de penser qu’on pouvait mettre en place un film presque entièrement figé sans que le spectateur ne se lasse. Très récemment j’ai découvert L’année dernière à Marienbad de Resnais, et je suis surpris que personne ne m’ait parlé de ce film avant, parce qu’on y retrouve beaucoup des outils qui constituent Le taxi de Sun City, et sans doute que si j’en avais eu connaissance plus tôt il m’aurait beaucoup inspiré.
Pour voir Le taxi de Sun City, rendez-vous aux séances de la compétition labo L1.