Dîner avec Les invisibles
Entretien avec Akihiro Hata, réalisateur de Les invisibles
Comment vous est venue l’idée de réaliser un film sur une centrale nucléaire ? Avez-vous une histoire particulière avec ce sujet ?
Alors que je résidais à Paris, j’ai observé le tremblement de terre qui a eu lieu dans mon pays natal au Japon, à Tôhoku. Cet événement m’a bien évidemment marqué. Je passais mon temps à regarder les images qui défilaient sur l’écran de la télévision. Les silhouettes en combinaison pénétraient sans cesse dans la « zone interdite » qu’on voyait derrière les journalistes. Je me suis demandé qui étaient ces hommes sans visages qui disparaissaient silencieusement dans la zone contaminée. C’est à partir de cette interrogation que le projet est né.
Le travail des services de nettoyage et de vérification de la centrale qui sont décrits dans le film est-il systématique et obligatoire dans toutes les centrales ?
Oui, c’est obligatoire. En France, on l’appelle « l’arrêt de tranche ». Tous les réacteurs s’arrêtent une fois dans l’année pour une certaine période pour y effectuer les travaux de maintenance.
Pourquoi avoir choisi de placer Les invisibles dans une centrale en particulier, celle de Fessenheim, à proximité de la frontière avec l’Allemagne ?
La centrale dans laquelle l’histoire se déroule n’est pas précisée. À la fin du film seulement, les hommes quittent cette centrale pour aller à celle de Fessenheim. Ce sont des hommes qui parcourent plusieurs centrales en France. On les appelle « les nomades du nucléaire » d’où leurs caravanes. La seule raison pour laquelle j’ai choisi la centrale de Fessenheim pour leur prochaine destination, c’est parce que je me suis dis que le spectateur identifie tout de suite qu’il s’agit d’une autre centrale nucléaire.
Voyez-vous les groupes, les familles, les communautés, comme de petits organismes sur le dos d’un organisme beaucoup plus grand, à l’image de la tortue du film ?
Peut-être. C’est difficile pour moi de répondre à cette question. J’ai peur que ça devienne réducteur. Pour moi, ça représente une sorte de destin, ou plutôt « la vie » qu’un organisme. Nous faisons des choix au cours de nos vies, nous pensons que nos destins nous appartiennent. Mais peut-être que la vie poursuit aussi son chemin, elle aussi. Mais peut-être qu’on ne se rend pas compte parce qu’elle est trop gigantesque. Je ne crois pas à ce qu’on appelle un destin, mais je reconnais que des fois, j’ai envie d’y croire… Je dois avouer que je m’interroge moi-même sur ce que cette image veut dire. C’est en fait un rêve que je fais régulièrement, souvent quand je dois prendre une décision importante. Forcément, j’ai très peur de me tromper… Ce rêve peut être interprété de milliers de façons. Et vous, comment vous l’interprétez ?
Dans votre travail de réalisateur, travaillez-vous en situation de vase clos avec une équipe définie ? Sinon, comment vous est venue l’inspiration des séquences qui posent l’histoire et présentent le groupe de travailleurs à l’image, montrant leur quotidien, leurs émotions, leurs réactions, leur ironie ?
Je n’ai pas d’équipe définie même s’il y a certaines personnes de l’équipe avec qui je travaille régulièrement. L’inspiration de ces scènes vient majoritairement de la vie de ces travailleurs. J’ai passé beaucoup de temps avec ces hommes. C’est aussi grâce à la confiance qu’ils m’ont accordée que j’ai pu écrire ce film. Nous avons beaucoup échangé, ils m’ont invité à découvrir leurs lieux de vie, certains ont partagé leurs peurs, leurs interrogations, leurs histoires intimes. Les invisibles a été écrit parallèlement à un long travail « documentaire ».
Est-ce qu’à l’écran ce sont parfois les travailleurs qui interprètent leurs propres rôles ?
Non, ce sont tous des comédiens. Les travailleurs ne peuvent pas apparaître dans l’image, ni laisser de trace de leur participation. Sinon, ils risquent de perdre leur travail. Avant mon arrivée, il y a eu plusieurs travailleurs qui ont reçu des avertissements par leur employeur, ou qui ont été licenciés après une apparition dans les médias. Ils doivent se taire et être « invisibles ».
Dans Les invisibles, on ne voit pas la famille ou les amis de votre héros, seulement sa petite amie, qui semble désapprouver sa décision. Avez-vous imaginé le passé et l’entourage de ce personnage ?
Je ne suis pas sûr que la petite amie du héros, Amélie, désapprouve sa décision. Pour moi, elle lui fait comprendre une autre réalité à laquelle Alexandre doit faire face : la vie des autres. Oui, j’ai imaginé le passé et l’entourage d’Alexandre et même de tous les personnages du film. Pour moi, c’est aussi un film sur la communauté dans le sens large du terme, la complexité du lien qu’on peut avoir avec n’importe quelles autres personnes, que ce soit des amis, la famille, les collègues. Je trouvais ça indispensable pour dresser un regard qui me paraît « juste » par rapport à ce que j’ai envie de raconter. Malheureusement, je n’ai pas eu assez d’espace dans le film pour les développer beaucoup. Ce sera pour une prochaine fois, parce que j’ai vraiment envie de les raconter.
Avant de réaliser Les Invisibles, aviez-vous fait des recherches sur les conséquences des expositions aux radiations ?
Oui, beaucoup. Sans me vanter, je pense que je m’y connais assez bien maintenant.
Êtes-vous particulièrement sensible à la déculpabilisation dont s’auto-satisfont les personnes qui pourraient changer le cours des choses mais ne le font pas ?
C’est sans doute un des sujets qui m’ont poussé à écrire ce film. Nous avons tous des contradictions en nous, également chez les hommes et les femmes que j’ai rencontrés pendant l’écriture de ce film. Ça m’a beaucoup touché, ça m’a poussé à réfléchir. Il y avait quelque chose de très humain. Nous avons tous le droit d’avoir « un rêve », les personnes que j’ai rencontrées en avaient toutes et elles « supportaient » pour le moment leur travail, leur vie quotidienne, leurs sacrifices en m’expliquant qu’ »un jour, j’arrête et j’aurai une autre vie ». Mais quelle place reste-t-il pour « un rêve » en réalité dans le monde des décontamineurs ? Ce « un jour » existe-t-il vraiment ? J’ai posé cette question à un jeune travailleur. Il m’a regardé puis il a évité mon regard sans rien me dire. C’est un sujet qui ne concerne évidement pas que le monde du nucléaire et c’est vrai que j’y suis particulièrement sensible.
Les invisibles est une production française. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
Le seul repère que j’ai par rapport à ça, c’est la production des courts métrages au Japon. Malheureusement, il n’y en a pas, ou presque. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de courts métrages au Japon, au contraire il y a beaucoup d’auteurs qui en font. Mais ils les produisent avec leurs propres moyens. En France, les courts métrages peuvent être produits dans le sens financier du terme. L’argent pour faire un film, c’est très important mais ce que je trouve encore plus important, c’est l’espace de réflexion que crée l’ensemble du système de production française. Je parle de la présence des commissions, des subventions, des festivals et des espaces de diffusion pour les courts métrages. Nous pouvons admirer ou critiquer ce système, nous pouvons y adhérer ou le remettre en cause, mais en tout cas, cet espace oblige et autorise aux auteurs et aux producteurs concernés à aller plus loin, à assumer plus clairement leur choix, leurs envies, leurs goûts, leur cinéma, et tout ça me semble assez précieux. En tout cas, en observant l’industrie de cinéma japonaise et française, en discutant avec mes collègues au Japon et en France, c’est ce que je me dis à chaque fois.
Pour voir Les invisibles, rendez-vous aux séance de la Compétition Nationale F6.
L’info en + Akihiro Hata donnera une interview à LDTV pendant le festival.