Dîner avec L’invention du désert
Entretien avec Thibault Le Texier, réalisateur de L’invention du désert.
Question technique : le titre officiel est-il The invention of the Desert, ou doit-on utiliser L’invention du désert ?
Au début, il n’y avait qu’une version anglaise du film, The Invention of the Desert, avec une voix off en anglais, de Liz Tolan. Puis Christophe Gougeon, de la boîte de production Atopic, a accepté de post-produire le film et on a en fait une version française, L’invention du désert, avec la voix de l’actrice Paola Comis. C’est cette VF qui sera projetée à Clermont.
Comment vous est venue l’idée de L’invention du désert ?
Eh bien en voyant une publicité pour le centre commercial Aeroville, non loin de Roissy. Sur cette image, tout était si artificiel, si fabriqué, c’en était effrayant alors que c’était censé faire rêver. Je me suis intéressé à des vidéos d’architecture, tout en poursuivant diverses recherches sur la technique, l’humanité augmentée, la singularité. Et je me suis dit que ça pourrait être intéressant de faire discuter ces deux matières, l’architecture et le post-humanisme, qui sont tous les deux le fruit d’une même logique instrumentale : dans un cas, l’instrumentalisation de l’espace, dans l’autre l’instrumentalisation de l’humain.
Vous y abordez la question de la robotisation des tâches, que ce soit par l’assistance apportée par l’informatique (ordinateurs, téléphones) ou par la construction de machines spécifiquement dédiées à un objectif en particulier (exemple de la construction de voitures). L’humanité s’est construite sur l’esclavage (Antiquité et Renaissance – Âge Classique), le servage (Moyen-Âge) et l’exploitation commerciale (Monde contemporain). On envisage parfois le robot comme l’espoir de demain, comme si l’esclave consentant était l’espoir. Que pensez-vous de cette vision ?
Je ne dirais pas que l’humanité s’est construite sur l’esclavage. De nombreux peuples n’ont pas connu cette forme d’asservissement, du moins pas avant de rencontrer leurs futurs esclavagistes.
Un trait commun à tous les peuples, en revanche, est l’intelligence technique. La technique, c’est en gros le recours à une prothèse pour faciliter une tâche, le robot n’étant qu’une prothèse très sophistiquée. La technique a toujours été l’auxiliaire de l’action humaine, quelque chose qui lui a permis de gagner en puissance, en précision, en rapidité, en confort ou en intelligence.
L’utilisation d’outils a imprégné nos façons de faire et de penser, et même notre physiologie ; l’usage d’une technologie a favorisé l’essor d’une autre, tout en empêchant une troisième de se développer ; l’usage d’une certaine technique a aiguisé certains de nos sens et favorisé certains comportements au détriment d’autres. Tout cela est indéniable. Mais, de manière générale, l’homme est toujours resté maître de ses outils.
Et c’est ce qui est en train de changer depuis quelque temps, vous avez raison, notamment sous l’impact des technologies numériques. J’ai l’impression que nous devenons de plus en plus esclaves de nos créations, qu’il s’agisse des voitures, des médicaments, des téléphones ou des ordinateurs. Un historien de la technique disait : « Ce n’est pas le thermostat qui détermine la température d’une maison, mais la personne qui règle le thermostat. » Eh bien, aujourd’hui, la personne qui règle le thermostat va souvent demander conseil à une machine ou à un expert (qui aura lui-même généralement interrogé des machines), plutôt que de faire comme faisaient ses parents ou de sonder son for intérieur. Le film parle de ça, du moment où les machines nous coachent, nous gèrent, nous gouvernent.
Avez-vous un smartphone ? Vous sert-il de GPS ? D’agenda ? D’appareil de mesure pour suivre des performances sportives ? De soutien personnel par exemple avec des rappels anti-tabac ? Que pensez-vous de notre mode de vie qui n’est pas seulement « connecté » à d’autres humains avec les réseaux sociaux, mais aussi à des assistants de tâches ?
Non, je n’ai pas de téléphone portable, et je ne suis pas un adepte du quantified self ; mais je suis tout à fait d’accord avec vous : il est de plus en plus difficile de vivre « naturellement » – non pas au sens de vivre « tout nu dans la nature », mais au sens de vivre spontanément, dans l’évidence des choses et de la vie, comme vivaient nos ancêtres pas si lointain, sans se soucier sans cesse de s’organiser, de se contrôler, de se rationaliser et de s’optimiser, sans se préoccuper en permanence, au travail et en dehors, d’être performant, séduisant et compétent.
La tyrannie du mode d’emploi touche toutes les sphères de l’existence. C’est comme si on ne savait plus comment coucher son bébé, quoi manger, quand faire les choses, où, pourquoi. On a maintenant besoin de machines, de conseils et de feedbacks pour accomplir les actes les plus anodins. Plus rien n’a d’évidence. Et cela donne un poids croissant à la technique, à qui l’on demande de plus en plus de savoir à notre place et de faire à notre place (j’ai écrit un papier là-dessus si vous voulez : « Le management de soi »)
Pensez-vous que l’on puisse définir une frontière entre assistance utile et perte de capacités à trouver les réponses par soi-même ?
Bien sûr, et cette question de l’autonomie est l’une des plus importantes questions existentielles à laquelle doivent répondre tous ceux qui vivent dans des sociétés qui ne sont plus structurées en profondeur par la religion et la tradition. Comment devient-on libre, puisque l’on n’a d’autre choix ?
La liberté, malheureusement, a de plus en plus des airs de solitude. Si les réseaux sociaux ont du succès, à mon sens, c’est précisément parce qu’ils nous donnent l’illusion que nous ne sommes pas seuls devant nos écrans. Nous vivons dans notre ordinateur, peut-être, mais d’autres y vivent aussi, et en fin de compte presque tout le monde y vit. Nous sommes seuls, ensemble, devant nos écrans.
Les réseaux sociaux ont aussi l’avantage de nous donner l’illusion du contrôle. En ligne, nous avons l’impression que nous pouvons organiser et contrôler notre vie davantage que dans le monde réel. Ce qui est d’ailleurs peut-être le cas. Mais est-ce une raison pour renoncer à la chaleur du face-à-face ?
Avez-vous déjà joué à des jeux vidéo comme Les Sims ou eu un Tamagotchi ? Vous êtes-vous déjà attaché à un personnage fictif ou un objet comme s’il était un animal de compagnie ?
Je me suis intéressé à Second Life pour faire ce film, et j’espère que les spectateurs feront le lien entre ce type de monde virtuel et l’avenir possible que je décris. Mais je n’ai jamais eu de Tamagotchis, je trouve ça un peu effrayant d’avoir une relation émotionnelle avec une chose incapable de ressentir quoi que ce soit.
En cela, je suis conscient d’être d’une espèce en voie de disparition, si j’en crois le bon livre d’une ethnologue du MIT, Sherry Turkle (Alone Together: Why We Expect More From Technology and Less From Each Other, 2011). Elle a étudié les relations qu’entretiennent des Américains de tous âges avec des Tamagotchis et des peluches robotiques, et elle en tire des conclusions effrayantes, alors qu’elle était à la base plutôt technophile. Son enquête montre en l’occurrence que « les gens sont prêts à considérer sérieusement les robots non seulement comme des animaux domestiques mais aussi comme de potentiels amis ou confidents, et même comme des amoureux » (p. 9). Ainsi préférons-nous de plus en plus des interactions artificielles que nous maîtrisons à des relations en face-à-face par nature incontrôlables.
C’est vrai aussi d’Internet. Le simple fait de passer de plus en plus de temps en ligne, que ce soit dans Second Life ou sur Facebook, nous rend de moins en moins aptes à avoir ce type de relations en face-à-face. Cela nous habitue à des relations essentiellement fonctionnelles, utilitaires et mesurables. Plus nous construisons notre existence en fonction de son reflet numérique et plus nous nous robotisons. Si l’on peut automatiser de plus en plus de tâches, y compris intellectuelles, ce n’est pas seulement parce que les machines pensent et agissent de plus en plus comme des humains, mais aussi parce que les humains pensent et agissent de plus en plus comme des machines.
Avez-vous des enfants ? Quelle importance attachez-vous à la transmission de nos connaissances auprès des jeunes générations humaines ?
J’ai un fils, et comme je le disais plus tôt, cette tâche en apparence anodine qu’est le fait d’aider un enfant à grandir est devenue extrêmement complexe. L’éducation plonge ainsi nos sociétés dans des abîmes de perplexité sur lesquels se penchent d’impressionnants bataillons d’experts en tous genres.
Ceux qui ont peut-être été parents mais qui ne peuvent plus être autonomes finissent parfois leurs jours dans l’abandon et l’indifférence. Que pensez-vous de la place des personnes très âgées dans notre société contemporaine ?
Autrefois, les aînés remplissaient une fonction sociale primordiale : la conservation et la transmission des savoirs. Aujourd’hui, ces tâches sont en voie d’automatisation, et on traite les personnes âgées comme des fardeaux. En quelques décennies, nos mentalités ont connu une évolution phénoménale.
Que pensez-vous de Wikipedia, encyclopédie qui peut être modifiée par n’importe quel utilisateur lambda ?
J’en pense beaucoup de bien. Ce partage désintéressé des savoirs, c’est pour moi ce qu’Internet peut produire de plus enthousiasmant. En même temps, je suis conscient que Wikipédia évacue la notion d’auteur et écrase le point de vue personnel, au profit d’un style anonyme qui cherche le plus petit dénominateur commun et le très politiquement correct.
L’invention du désert est une production française. Selon vous, dans le court métrage, qu’est-ce que la production française apporte que les autres n’ont pas ?
En fait, le film n’a pas été « produit » mais post-produit. La première version a été faite avec seulement 40 €… Il me semble que le meilleur du court métrage français, ce sont les films expérimentaux ou à la limite de l’expérimental. C’est important, à mon sens, de continuer à produire ces films exploratoires, plutôt que de vouloir tout réduire à trois ou quatre standards filmiques au final assez pauvres esthétiquement, émotionnellement et intellectuellement.
Pour voir L’invention du désert, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F9.
L’info en + Le film a été présenté en compétition au festival international du film de Rotterdam, fin janvier.