Lunch avec The Atom Station
Rencontre avec Nick Jordan, réalisateur de The Atom Station (Station atomique)
Comment avez-vous eu l’idée de faire un film en Islande ?
Mon travail d’artiste et de cinéaste se nourrit souvent de notre lien avec la nature, quel qu’il soit – comment les facteurs culturels, politiques et économiques influencent les espaces, aménagés ou (en apparence) sauvages. L’Islande est un paysage puissant et insaisissable, aux confins de l’Europe, et cela faisait longtemps que j’avais envie d’y aller. En outre, j’étais intrigué par l’infrastructure des équipements énergétiques en Islande, et j’avais lu pas mal de choses sur la question des entreprises d’aluminium qui exploitent les ressources hydrauliques et géothermiques du pays.
Étiez-vous déjà allé en Islande ? Combien de temps y êtes-vous resté ?
Non, c’était mon premier voyage. Quand je pars pour faire un film, je m’efforce de ne pas trop prévoir, je laisse mon film se forger au fil des rencontres, des moments inattendus. À mon avis, c’est plus intéressant et moins contraignant que d’avoir un programme de recherche ou un scénario. Il y avait certains lieux importants que je voulais voir, mais à part ça, c’était, pour la première semaine, une aventure improvisée le long de cette terrible route qui fait le tour du pays, puis Reykjavik et ses alentours pour la deuxième semaine.
En plus des magnifiques paysages, votre film montre des images terrifiantes et inattendues de l’Islande : des baleines mortes, l’épave d’un avion, d’énormes pipelines… À votre avis, quand ont eu lieu ces changements ?
Pour moi, il s’agit d’un environnement en constante évolution, caractérisé par de grandes forces naturelles auxquelles s’ajoutent l’intervention de l’homme – sans doute dans une plus grande mesure qu’ailleurs, puisque l’île était boisée à 40% avant que tout ne soit rasé par les colons, arrivés il y a 1100 ans. Aujourd’hui, il reste une quantité incroyable de paysages fabuleux, bien sûr. C’est un territoire légendaire et époustouflant comme je n’en avais jamais vu auparavant. Mais je voulais montrer les aspects inattendus, particuliers, décalés – surtout l’architecture industrielle – afin d’éviter de faire un film descriptif et passe-partout sur les paysages.
L’absence des humains donne l’impression d’une époque post-apocalyptique. Entre les paysages déserts et l’architecture des stations géothermiques, on se croirait sur Mars ! Pourquoi donner à votre film cette ambiance de science-fiction ?
Station atomique fait partie d’une série de films que j’ai réalisés récemment et qui, tout en étant des documentaires, se rapprochent du genre ou de l’ambiance de la science-fiction, surtout en ce qui concerne la bande son. C’est une dimension que j’aime ajouter au film au montage, afin de lui donner un côté plus oblique ou atypique. L’Islande est un endroit extrêmement dépaysant, c’est donc un aspect qui m’a attiré, en plus de ces étranges dômes géodésiques des centrales. Pas étonnant que l’Islande ait été choisie pour les premiers essais d’alunissage d’Apollo en 1967 (http://icelandnaturally.com/article/50th-anniversary-apollo-lunar-training) et bien entendu, c’est un lieu de tournage très prisé pour les films de science-fiction qui se passent sur d’autres planètes, dont, récemment, Interstellar, Star Trek et Prometheus.
Il y a deux voix-off dans votre film : celle du poète W.H. Auden lisant « Voyage en Islande » et celle du militant écologiste Ómar Ragnarsson. Pourquoi avoir mélangé poésie et info ?
J’aime jouer sur plusieurs tableaux, surtout pour la bande son : ces deux voix sont deux dimensions supplémentaires qui contribuent à construire l’ensemble. Je voulais, de façon innocente ou lyrique, établir un lien entre passé et présent, entre le poétique et le politique. Ce qui m’intéresse, c’est de prendre séparément certaines de leurs paroles ou expressions et de les juxtaposer avec les images et la musique. J’espère avoir réussi à créer quelque chose de différent et d’intéressant : brouiller les limites entre les choses, éviter une narration franchement polémique ou purement poétique, tout en apportant à ces paroles le contexte ou l’interprétation qu’elles méritent.
Les relations semblent tendues entre l’Islande et les États-Unis. Quel est le principal problème entre ces deux pays ? Les États-Unis veulent-ils toujours installer une base militaire ? Ou bien s’agit-il des structures d’Alcoa (Aluminum Company of America) ?
Il existe d’excellents documentaires, comme Dreamland, qui traitent de ce thème de fond en comble. Avec Station atomique, je voulais tout de même aborder le sujet des entreprises d’aluminium comme Alcoa, Inc., qui exploite aujourd’hui 80% de l’énergie électrique de l’Islande et prévoit d’installer encore d’autres fonderies et barrages hydro-électriques, ce qui menace d’immenses étendues naturelles. Ómar Ragnarsson a milité inlassablement contre cela et réalisé des documentaires sur le sujet. Les enjeux sont à la fois économiques et écologiques : l’organisation interne d’Alcoa Inc. fait que ses filiales islandaises sont constamment endettées mais génèrent d’énormes bénéfices pour l’entreprise mère. Le seul bénéfice pour le pays, ce sont les salaires versés à un petit nombre d’employés, ce qui représente à peine 1% du revenu national. http://www.savingiceland.org/2015/07/time-to-occupy-the-smelters/
Ce sont ces questions de justice sociale, d’exploitation, de corruption financière et de destruction de l’environnement qui suscitent la colère de nombreux Islandais. http://heartoficeland.org/
En outre, Alcoa Inc. est un des plus grands fabricants d’armes américains, je me suis donc penché sur l’histoire de la présence militaire américaine en Islande, dont se moque amplement Halldór Laxness dans son roman Station atomique. Le livre, dont l’histoire se déroule à la fin des années 1940, imagine une Islande vendue à bas prix aux États-Unis pour devenir une base stratégique militaire et industrielle. Le parallèle avec le livre est clair, car on voit des entreprises industrielles ou militaires, comme Alcoa, acheter leur mainmise sur le gouvernement islandais, voilà pourquoi j’ai appelé mon film Station atomique.
D’ailleurs, j’ai lu récemment dans la presse que le gouvernement américain avait exprimé le souhait de rouvrir partiellement la base de l’OTAN en Islande en réaction à la montée de la présence militaire russe dans la région.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la mystérieuse douche au milieu de nulle part que l’on voit à la fin ?
Je ne sais pas du tout ce qu’elle faisait là. Voilà un exemple de moment inattendu dans le film. Le genre de chose que je guette avec ma caméra. Si je m’étais mis en tête de trouver une douche qui coule au milieu d’un champ de lave, je crois que j’y serais encore.
La musique enveloppe tout le film. Parlez-nous de votre travail avec Lord Mongo.
J’ai beaucoup de chance de bosser avec Lord Mongo, qui m’impressionne par son génie musical et sa maîtrise des paysages sonores d’ambiance. C’est le deuxième film sur lequel nous avons collaboré, le premier étant The Rising https://vimeo.com/71654042.. En outre, nous travaillons en ce moment sur un troisième court métrage, Thought Broadcasting, que je suis en train de tourner. Lord Mongo préfère travailler « à l’aveugle » et ne pas voir d’images avant de composer et d’enregistrer la musique. Parfois je lui décris sommairement telle ou telle scène (par exemple : « baleine morte sur la plage ») et il plonge dans son imagination cinématographique pour créer les sons qui correspondent sur synthétiseurs analogues, guitares ou samples. C’est passionnant et gratifiant de bosser comme ça, on laisse le film évoluer au montage au fil des sons et des images. Pour écouter d’autres œuvres de Lord Mongo : https://tudorplasm.bandcamp.com/
Est-il vrai que l’Islande est le premier producteur de bananes en Europe ??!!
Aucune idée, mais j’ai envie d’y croire. L’idée est alléchante ! Si c’est vrai, ils doivent les faire pousser dans des serres chauffées à la vapeur géothermique. Voilà qui m’évoque une image insolite – peut-être une idée pour un prochain film…
Station atomique était en compétition Labo dans le programme L5.