Dernier verre avec Lupus
Entretien avec Carlos Gomez Salamanca, réalisateur de Lupus
Comment avez-vous eu connaissance de cet événement et à quel point vous en êtes-vous inspiré pour Lupus ? A-t-il été relié dans un deuxième temps ou était-il présent à la première ébauche ?
À Bogota, il est courant de trouver dans les nouvelles, des crimes, des accidents et de la violence urbaine ou d’autres sujets scabreux. Un matin, j’ai vu aux infos une histoire sur un groupe de chiens qui avait attaqué et tué un veilleur de nuit et ça m’a frappé. Tout le projet de Lupus a été établi à partir de cette actualité, en essayant d’englober une vue d’ensemble plus large quant à l’expansion de la ville et la dure condition des chiens errants.
Comment avez-vous travaillé les différents discours qu’on entend dans Lupus ?
Pour Lupus, nous avons une mené une enquête semée d’embûches, faite d’enregistrements de témoins, de voisins et d’autres personnes proches de cette histoire, nous avons aussi interviewé des biologistes, des experts en comportement animal, des historiens et des experts de l’urbanisme à Bogota ; et une partie de ces déclarations sont intégrées au court métrage. On entend aussi le discours d’un homme politique vantant les projets de construction de logements, dans un style très populiste. Ce discours a été fait en combinant des discours réels d’un politicien de Colombie qui est, de fait, à la tête d’un programme de construction de logements pour les pauvres. Après que j’aie écrit le discours définitif, on l’a fait jouer par un comédien voix off qui a réussi à donner sa force et sa profondeur au personnage. Concernant les recherches préalables à Lupus, nous allons bientôt présenter un web-documentaire où le public pourra accéder aux différents entretiens, photographies et autres matériaux que nous avons récoltés durant la pré-production.
Comment avez-vous travaillé l’animation ? Quelles techniques avez-vous utilisées ?
Lupus a été composé de peintures, de dessins et de stop motion. En particulier, j’ai peint une par une des images, à la peinture à l’huile, sur des planches PVC (23 x 17 cm). Il y a de nombreuses peintures. J’ai aussi peint certaines séquences avec du ciment, qui est un matériau qui donne de la texture et du mouvement et qui est cohérent avec le sujet du court métrage. Pour la séquence en stop motion, on a fait 5 ou 6 modèles aux studios JPL (Jean-Pierre Lemouland) à Rennes, pour donner à voir ce que serait la construction d’une ville idéalisée et sa corruption sous-jacente. Ça a vraiment été un travail considérable, en particulier d’animer le comportement organique de l’architecture. Dans ce travail, on a été très rigoureux, parce que les immeubles devaient être à l’image de ceux qui se trouvent réellement dans certains quartiers à Bogota.
Lupus explore le lien avec les questions territoriales et la construction immobilière, est-ce un point clé du film et pourquoi étiez-vous intéressé par cette question ?
Ce qui m’intéresse, c’est de parler des problèmes de ma ville. Historiquement, Bogota a eu une expansion totalement désorganisée, qui a empiré les inégalités sociales. La promesse que vous pourrez avoir votre propre maison est utilisée systématiquement depuis des décennies dans des objectifs politiques et économiques. Les bénéficiaires de cette stratégie sont toujours les grands constructeurs et les banques. Cette expansion a décomposé et littéralement recouvert plusieurs marais et forêts de béton ; par exemple, en ce moment même, la mairie prévoit de construire de nombreux immeubles sur les terres forestières d’une réserve naturelle au nord de la ville, malgré toutes les études environnementales s’y opposant. Lupus soulève la question du territoire comme un espace de lutte et d’inégalité. Il faut tenir compte du fait que le gardien qui a été attaqué était là pour surveiller des immeubles en construction dans une zone marginale de Bogota. Ce panorama sombre et complexe contraste avec le discours officiel de modernisme et de progrès qui est présenté quotidiennement dans les médias.
Finalement, les chiens de Lupus ont-ils vraiment cessé d’être des loups ?
Je ne comprends pas vraiment la question. Les chiens qui ont attaqué le veilleur étaient des chiens domestiques ayant été abandonnés, et possiblement quelques-uns nés dans la rue. Ces chiens errants se regroupent en meutes pour survivre dans ces conditions difficiles. Selon les témoignages recueillis durant nos recherches, les chiens errants ont été nourris et entraînés à surveiller ces immeubles en construction. Le veilleur de nuit, qui a été la victime de l’attaque, était un nouveau, alors les chiens ne l’ont pas reconnu. Ce groupe de chiens, une fois déterminé à attaquer, a réagi selon un effet de « meute », de communauté, qui les amène à se comporter comme des loups, en concordance avec leur origine génétique. Après l’attaque, certains des chiens ont été capturés et exécutés, d’autres sont toujours dans les rues. À Bogota, il n’y a pas de données précises sur le nombre de chiens errants qui vivent dans la ville, mais les chiffres les plus prudents parlent de 90 000 chiens, tandis que des recherches récentes parlent de 900 000, ce qui est une situation très inquiétante et attristante.
Êtes-vous intéressé par le thème de la mélancolie, de la nostalgie, et pensez-vous l’explorer dans de prochains projets de films ?
Oui, cela m’intéresse. Le projet que je développe en ce moment clôt une trilogie composée par Carne, mon premier film court, et Lupus. C’est encore au stade préparatoire ; le sujet sera sur les machines et l’anatomie et d’une certaine manière, sera relié au corps et à l’économie dans une atmosphère qui pourra peut-être avoir une tonalité mélancolique.
Quels ont été vos coups de cœur au cinéma cette année ?
Parmi les sorties internationales, j’ai aimé Elle, Toni Erdmann, The Lobster, Carol, mais j’ai aimé aussi des films des années 90 d’Abel Ferrara comme The Addiction, The Blackout et Bad Lieutenant. J’ai aimé revoir le travail d’autres comme le réalisateur allemand Heinz Emigholz et le grand Harun Farocki.
Si vous êtes déjà venu, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
Ce sera ma première édition du festival de Clermont-Ferrand ; dans l’essentiel j’espère passer un bon moment, et aussi que Lupus aura un bon accueil de la part du public, et pour finir trouver quelques producteurs intéressés par mes prochains projets.
Pour voir Lupus, rendez-vous aux séances de la Compétition Labo L2.