Dernier verre avec Prends mon poing
Interview de Sarah Al Atassi, réalisatrice de Prends mon poing
Comment vous a été inspiré Bilal, le personnage principal ?
Il faut savoir que Prends mon poing est mon premier film produit. Aussi ai-je choisi d’aborder des problématiques chères à mon engagement artistique : la marginalité, le langage corporel, les a priori du genre… Pour ce faire, j’ai voulu explorer le concept d’antihéros et la notion d’exclusion qui en émane. Le personnage de Bilal s’est imposé viscéralement : il serait le noyau du récit sinon rien !
Bilal est en quelque sorte la réponse à mon désir frustré : cet homme que je ne serai jamais. À trop cérébraliser, je me sens parfois interdite. Interdite de pouvoir être, dire ou me battre. Bilal est tout le contraire. À l’image du Bronson de Nicolas Winding Refn, il est un homme d’action, pas un homme de réflexion. Anti-exemple social par excellence, il est sauvage, grossier, individualiste. Il incarne, en somme, un condensé de ce qui est moralement condamnable. Il ne parle pas, il hurle. Il ne mange pas, il boit. Il ne fait pas l’amour, il baise. Je dirais même qu’il ne vit pas, il survit. J’admire ce côté « barbare assumé » qui le rend imperméable aux diktats contemporains. Avec sa mobylette éclopée et sa caravane délabrée, il aurait presque un temps d’avance sur notre civilisation hashtag. Là où certains voient une violence gratuite, je vois de la conscience. Au fond, ce n’est pas tant la société qui le rejette que lui qui s’en marginalise.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le rapport à la nuit dans plusieurs des scènes ?
Dans ce film, il m’importait de placer l’intrigue au cœur d’une temporalité significative —temporalité qui s’exprime, non pas dans une époque concrète, mais plutôt dans son rapport au jour et à la nuit. Ainsi, le périple violent du personnage évolue selon le cycle de la lumière. L’instinct primitif de Bilal prend vie la nuit, au milieu de corps morts qui cherchent une raison d’être dans la fête — où bandant rime avec néant —, pour mourir au crépuscule où le combat n’a plus raison d’être puisqu’il est combattu par l’existant. La nuit est une unité de mesure singulière qui confère un rythme hors du temps. Tout y est possible, le bon comme le mauvais.
La première nuit, Bilal est invincible. Quand il cogne, c’est la victoire assurée. Mais quand la nuit tombe de nouveau, Bilal est vaincu : sa caravane est incendiée, il perd tout. Le cycle nycthémère régit ainsi le parcours initiatique du héros. Et cela est d’autant plus probant que l’histoire se déroule majoritairement en extérieur. Prends mon poing est un film très cyclique, tant dans les décors que dans son rapport au jour. Encadrée par l’heure bleue, l’histoire commence et se termine sur le terrain de Bilal. Lui qui avait l’habitude d’agir sous couvert d’obscurité est finalement contraint de se révéler à visage découvert, face à l’Autre. À ce moment-là, la nuit peut bien tomber, elle n’a plus d’impact sur le héros puisqu’il n’est plus victime de sa violence. Il se laisse enfin vivre.
Les êtres de violence sont-ils un sujet qui vous intéresse particulièrement et envisagez-vous de réaliser d’autres films dont ils soient les héros ?
Pour moi, la violence n’est pas un sujet en soi. Ce qui m’intéresse, c’est davantage les personnalités et leur parcours qu’une tendance à sublimer la violence ou à en faire l’apologie au-delà du propos. Cela étant dit, je ne peux exclure mon aspiration à mettre en scène des personnalités particulièrement impétueuses. Dans cette optique, je développe actuellement mon premier long métrage, Suce ma kalash, un projet basé autour du genre « rape and revenge ». Dans ce prochain film, l’idée sera de dépasser la base action/réaction du concept pour interroger les raisons et les conséquences qu’implique la violence. Selon moi, la violence constitue l’un des aspects indéniables d’un personnage. Reconnaître son caractère violent, c’est accepter son humanité et, par conséquent, la contradiction qu’elle suppose. Une fois le stade primaire franchi, l’autorité de cette violence s’amoindrit pour révéler la sensibilité intrinsèque du personnage. Au début de Prends mon poing, Bilal agit de façon absolue, voire fataliste. Sa routine est cartésienne : il boit, baise et se bat. À la fin, il s’est ouvert à l’inconnu, il laisse une place au possible. C’est ce qui m’intéresse : l’ambivalence plutôt que le manichéisme.
Pourquoi les avez-vous choisis à moto plutôt qu’en quad ou en voiture de drift ?
Sur ce point, je me suis inspirée de mon parcours personnel. Mes frères et moi allions tous les trois au lycée en cyclomoteur. J’ai grandi en Touraine (Indre-et-Loire), là où le film a été tourné. Les routes que Bilal arpente dans le film, je les ai moi-même arpentées en mobylette quand j’étais ado. Et puis j’aimais bien l’idée de le voir galérer à courser son rival. Il aurait facilement pu débrider son pot d’échappement pour booster la puissance de son destrier… Mais non. Là encore : la contradiction à l’état pur. Tout la journée, le mec répare des moteurs pour les autres et, lui, il conduit une épave !
Finalement, ce film est une histoire de taille. L’autre est plus grand et il a une plus grosse monture. Bilal et son rival se livrent à un vrai combat de coqs : ils passent leur temps à se casser la gueule pour savoir qui a la plus grosse ! On peut dire que Prends mon poing est une sorte de western contemporain où les bécanes ont remplacé les chevaux.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le jeu avec la Mort ?
Bilal ne joue pas, il est. Ça n’en fait pas un assassin pour autant, il ne cogne pas pour tuer. Mais si on le cogne, alors il se défend. Et ça peut mener jusqu’au point de non-retour… Lors des premières projections du film, j’ai constaté un ressenti clivant chez les spectateurs dans leur perception du rapport à la Mort. Certains imaginaient d’emblée une fin tragique, étant donné la graduation de la violence dans le duel. D’autres n’avaient pas saisi la noyade avortée qu’implique l’issue du combat final. En réalité, il y a plus que ça. Car Prends mon poing, c’est aussi un combat entre l’Homme et la Nature. Les éléments y jouent un rôle prépondérant. Bilal a beau vouloir s’imposer tel un combattant dominant, il aura toujours un antagoniste supérieur : la Nature. Ainsi, c’est d’abord le feu qui a raison de sa violence lorsque son rival incendie son habitat. On dit qu’il faut combattre le feu par le feu… Ici, il est employé comme une arme idéale pour neutraliser la violence ardente du personnage. Le brasier est la manifestation d’une fin à venir. L’enfer n’est pas loin, il ouvre ses entrailles. Cette scène marque la mort de l’âme. Et pourtant, Bilal reprend le dessus lors du combat final. Il est à deux doigts de franchir l’étape ultime : la mort de l’être. La noyade est le point culminant du duel. L’eau s’oppose alors au feu, se rappelant au personnage tel l’ange de sa conscience. Bilal finit par se raviser et secourt son adversaire pour en faire son allié. C’est le fait d’avoir frôlé l’irréversible qui permet au héros de ressusciter. À la fin, on retrouve les nouveaux compagnons devant un feu de moindre ampleur. Ils sont enfin en paix l’un avec l’autre, mais aussi avec la nature.
Pourquoi votre personnage vit-il dans une caravane ?
Quand j’étais môme, les vacances étaient synonymes de camping. Chaque été, mes frères et moi découvrions la France un peu plus : nos parents établissaient la caravane familiale dans une nouvelle région le temps d’aventures dépaysantes. Pareillement à la mobylette, cette tendance a marqué ma jeunesse. Dans le récit, la caravane caractérise le personnage. Elle est presque organique. Comme Bilal, elle saigne sous les coups de son rival. Elle reflète sa difficulté à entrer dans le monde. Bilal est un outsider qui mène une vie quasi-monastique sur son terrain. Il s’est volontairement établi en marge de la société progressiste qui est la nôtre. Son quotidien est champêtre, reclus et auto-suffisant. Son rapport aux autres s’exprime en dehors du périmètre privé. Et pourtant, son refuge est à l’image de sa contradiction. En apparence, Bilal joue l’électron libre mais, en vérité, il s’enracine dans une sédentarité sous tutelle. Sa caravane étant mise sur cale, elle est tout sauf mobile. En cela, le personnage est bloqué dans son impossibilité à prendre le large. La caravane incarne une liberté castrée, comme les cadavres de mobylettes qui s’entassent sur son terrain… Bilal ne va pas au bout des choses, sauf dans la baston.
Y a-t-il des libertés que le format court-métrage vous a apportées en particulier ?
Le format court métrage était l’un des enjeux du film. Il a offert une tension acérée à l’histoire. Aussi participe-t-il à son traitement. Si j’avais dû envisager un format plus long, j’aurais réévalué l’économie des dialogues qui font la particularité du film en l’état. La durée concentrée de l’action permet de mettre les corps à l’honneur. Prends mon poing est un film de situation où la « back story » du personnage importe peu. Un film coup de poing : on prend, on pense après. Je voulais réaliser un objet de cinéma où l’image et le son sont sublimés. La forme est la réponse au format.
Si vous êtes déjà venue, racontez-nous une anecdote vécue au Festival de Clermont-Ferrand ? Sinon, qu’en attendez-vous ?
J’avoue, c’est ma première fois. Et l’érection est au rendez-vous ! Cette sélection en compétition nationale est un honneur sans précédent. Comme dirait mon père, « le festival de Clermont, c’est la Mecque du court métrage ! ». Cette participation est un véritable tremplin dans ma carrière bourgeonnante. Je suis très fière de la merveilleuse équipe qui m’a accompagnée sur ce film. J’espère que l’aventure du festival apportera à tous un succès professionnel encourageant. Pour ma part, j’attends beaucoup de cette expérience inédite. À mon tour de prendre des coups (comprendre « ceux qui laissent rêveur ») ! Il me tarde de faire un plongeon dans la création cinématographique du moment, de manger des films jusqu’à plus faim pendant une semaine et, inch’Allah, de vivre de beaux instants humains. J’espère bien rencontrer mes collaborateurs de demain !
Pour voir Prends mon poing, rendez-vous aux séances de la compétition nationale F8.