Breakfast avec Scars of Cambodia
Entretien avec Alexandre Liebert, réalisateur de Scars of Cambodia
Comment avez-vous eu l’idée de tourner Scars of Cambodia ?
C’est Emilie Arfeuil – la photographe avec qui j’ai écrit ce film – qui a rencontré Tut en Août 2010 alors qu’elle était en voyage au Cambodge. C’est sa ressemblance avec l’une de ses sœurs tuées par les Khmers Rouges qui a déclenché la rencontre : il lui a immédiatement parlé de Pol Pot et montré ses cicatrices, alors qu’il ne s’était jamais confié en presque 40 ans. Cette soudaine volonté de témoigner de son histoire fut le déclencheur de Scars of Cambodia.
Emilie m’a fait part de cette rencontre et nous avons ensuite écrit le projet ensemble, en choisissant de chacun le traiter avec son médium ; en ont découlé ce documentaire, ainsi qu’une série photographique, et un webdocumentaire en cours de production.
Dans Scars of Cambodia, vous évoquez les cicatrices morales d’un pays par la représentation à l’écran des cicatrices physiques d’un homme. Aviez-vous prévu cette approche à la base dans un scénario écrit ?
La culture khmère ne dévoile pas ses secrets si facilement, rien ne se dit mais tout se devine. Les traces sont cependant visibles partout sur les corps, les paysages, les regards, les sourires qui cachent parfois les plus lourds secrets. Il y a du visible et de l’invisible. Les marques sur le corps de Tut sont les premiers témoignages de son histoire, offerts à la vue de tous, et furent le point de départ de notre réflexion.
Un des passages du film est particulièrement touchant, avec des larmes à l’écran. On touche ici à une grande intimité, pourquoi avoir choisi de garder cela, de partager ce moment avec tous les inconnus du public ?
Il nous a fallu prendre du recul pour faire ce choix d’intégrer des images très intimes au film. La pudeur et le respect étaient au cœur de nos réflexions. Laisser Tut libre d’exprimer ce qu’il souhaitait au moment où il le souhaitait est un parti pris fort de notre projet. Cela dessine un rapport à l’autre et nous met dans un état de disponibilité, d’écoute.
Marie-José Mondzain, philosophe et écrivain, a dit : « L’énergie politique d’un film ne tient pas uniquement à son sujet politique, mais aussi aux émotions politiques qu’il suscite, nous plaçant au voisinage d’une souffrance autre, d’une jouissance autre, d’un monde autre. Il n’y a pas de plus grande énergie politique dans les images que lorsqu’elles nous redonnent la parole et le pouvoir. Le don de l’image est fait, lequel don est l’un des gestes fondateurs de la reconnaissance de l’autre, exclu et effacé. Ce don de l’image est le don d’un regard et l’appel à notre regard ».
Si engagement politique il y a, il se trouve dans notre manière d’être jusque dans les choses les plus quotidiennes, dans cette douceur très importante dans nos rapports, dans notre manière d’aimer et de consacrer son temps à l’autre, dans ce rapport d’égalité qui a fondé les bases de notre relation.
Pourquoi avoir choisi de ne montrer que le corps, et de ne pas du tout laisser entendre les mots, même si la langue parlée n’est pas la nôtre ?
Nous avons laissé ce qui fut d’abord un problème de communication devenir notre moyen de raconter cette histoire. L’intervention d’une tierce personne (traducteur) aurait fondamentalement transformé l’intimité et la confiance que Tut nous a offertes.
Nous aurions pu simplement filmer des interviews et utiliser des sous-titres ou une voix-off mais nous ne l‘avons pas fait. Les mots ont parfois cette tendance à dire tout, tout de suite. Lorsque les mots ou la langue créent une distance, le langage du corps lui crée une proximité directe, sensorielle, émotive, parfois très crue et violente, face aux assauts de la mémoire. Il montre les choses telles qu’elles sont ou qu’elles étaient, sans jolies formules ni bons mots.
J’ai remarqué le travail de mise en scène, de cadrage et l’éclairage des cicatrices du personnage. Ce procédé transforme totalement l’image brute. Comment avez-vous réfléchi cet aspect technique et pourquoi ce procédé vous semblait nécessaire ?
La technique de « light painting » qui a été utilisée en photographie avait pour but de mettre en exergue les cicatrices au sens propre du terme, en tant que marques physiques inaltérables et isolées de tout contexte temporel et spatial. Nous avons attendu d’être très proches de Tut pour lui proposer de réaliser ces images. Cette technique demande une immobilité totale du sujet pendant un temps de pose long, durant lequel Emilie « peint » avec une lampe torche sur différentes parties de son corps. C’est très éprouvant physiquement pour les deux participants car il faut beaucoup d’essais avant d’avoir la bonne image, et cela implique une proximité physique particulière.
Nous en faisions une à deux différentes par soir. Tut était incroyablement patient et immobile, très zen. Ce rituel quotidien était un vrai moment de partage de création.
Par rapport au sujet des tortures liées à la dictature de Pol Pot, de nombreux documentaires ont déjà été produits, dont certains qui abordent la question de l’agresseur. En effet, les Cambodgiens sont « leurs propres agresseurs » et il est probable que, durant votre séquence de soirée, certains des hommes visibles à l’écran soient d’anciens policiers ayant appliqué les tortures décrétées par le régime politique, causant les souffrances de Tut. Scars of Cambodia ne s’arrête pas sur cette question. Pour quelle raison ?
Nous nous sommes concentrés sur la version de l’Histoire que Tut a choisi de partager et de raconter, son histoire, avec toute la subjectivité que cela comporte et qui est au cœur de notre sujet.
L’Histoire vécue par un homme, et non pas celle des livres d’Histoire ou des reportages d’investigation, a guidé notre projet. Nous lui avons simplement donné la « parole ».
Ce besoin de « faire voir la souffrance », on le retrouve régulièrement chez les anciennes victimes de régimes politiques tyranniques. Comment expliquez-vous ce besoin d’exhiber l’horreur ?
Dans l’esprit de la plupart des Cambodgiens, parler ne fait que rouvrir les blessures. Il faut « aller de l’avant ». Malgré cette philosophie, les traumatismes subsistent.
Pour d’autres comme Rithy Panh (rescapé du régime et cinéaste), il faut en finir avec ces vieux clichés de pardon bouddhiste. Les Cambodgiens doivent affronter leur histoire : « Nous ne pouvons bâtir notre avenir sur l’oubli. Les survivants doivent témoigner, assurer une transmission de la mémoire entre le passé et le présent, pour être capables de penser l’avenir. Nous avons des dettes envers nos morts et des devoirs envers nos enfants ».
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Pour voir Scars of Cambodia, rendez-vous aux séances de la Compétition Nationale F5
Emilie Arfeuil expose pendant toute la durée du festival, à L’Ambassade Américaine, lieu éphémère.
Vous pourrez aussi rencontrer Alexandre Liebert et Emilie Arfeuil aux Expressos (salle Gripel à la Maison de la Culture) lundi 3 février à 11h30.