Breakfast avec Stratum (Strate)
Entretien avec Jacob Cartwright et Nick Jordan, coréalisateurs de Stratum (Strate)
Stratum est un film social historique. De quelle époque s’agit-il ?
Jacob : Le film mélange des prises de vue actuelles de mines de charbon abandonnées ou réhabilitées avec des images d’archives des années 1920, 1930, 1970 et 1980. Ces périodes ont été marquées par les changements et les conflits, les grèves, la répression et l’éclatement du tissu social. Notre référence principale en matières d’archives était le film de Henri Storck et Joris Ivens, Misère au Borinage, un documentaire socialiste réalisé pendant la grève générale, au plus fort de la « Grande Dépression » des années 1930.
Nick : La mine étant aujourd’hui reléguée aux oubliettes de l’histoire, les anciens sites miniers ont subi diverses transformations. Au Royaume-Uni, la plupart des chevalements et des bâtiments ont été rasés et ont complètement disparu du paysage. En revanche, dans le reste de l’Europe, de nombreux sites ont été rénovés en musées, en espaces événementiels, en galeries d’art, en magasins, en cinémas, en jardins publics, etc., et certains sont même dédiés à la production d’énergie propre, solaire ou géothermique.
D’où vient cet intérêt pour la mine et le charbon ?
Jacob : Le film est le résultat d’une commande d’exposition d’un musée de Barnsley, une ancienne ville minière du Yorkshire du Sud, en Angleterre. L’histoire et la culture de cette ville ont été fortement influencées par l’industrie charbonnière, qui a apporté la richesse et la prospérité à certains de ses habitants. Mais cette prospérité était basée sur l’exploitation, elle dépendait du travail pénible et des souffrances des mineurs et de leurs familles, dont la vie était vouée à une précarité sans fin. Comme bien d’autres cités minières, Barnsley a vu son économie, son identité et sa vie quotidienne bouleversées de façon catastrophique dans les années 1980 à cause de la fermeture soudaine des houillères et la décision d’importer le charbon, une décision politique et économique prise par le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, avec des intentions idéologiques perverses. Nous voulions également étudier l’idée de solidarité, dans son aspect politique, mais aussi pour dresser des analogies, trouver les rapprochements qui peuvent faits entre les gens, les communautés et les paysages des bassins houillers d’Europe, à un moment où le Royaume-Uni voit ses liens et son identité nationale menacés.
Nick : En nous basant sur la carte de la Route européenne du patrimoine industriel, nous avons repéré les lieux de tournage, du Yorkshire du Sud (Royaume-Uni) à la Wallonie (Belgique), puis dans la vallée de la Ruhr (Allemagne), afin de créer un contraste entre les images d’archives du film sur le Borinage et des lieux de l’Europe d’aujourd’hui qui partagent la même histoire industrielle ou sociale. Nous avons aussi jugé intéressant de nous rendre dans des pays européens qui avaient mis en place une transition réfléchie et progressive de l’industrie du charbon à des programmes d’investissements publics et de reconversion, complètement à l’opposé de ce qui a été fait par le gouvernement britannique.
Jacob : Nous nous sommes également intéressés au paysage unique que constituent les terrils, ces montagnes artificielles formées par la terre extraite de la mine, où prolifèrent à présent une flore et une faune très diversifiées.
Faites-vous un parallèle avec la société moderne ? Que pensez-vous de l’automatisation actuelle ?
Nick : On peut effectivement voir de nombreux parallèles entre la Grande Dépression des années 1930 et notre époque actuelle, qui subit les séquelles de la crise financière mondiale de 2008. Ces deux crises sont de même nature, causées par une économie déséquilibrée et gonflée par le crédit, vouée au profit de quelques individus très riches et des grandes sociétés. Strate
évoque la solidarité collective et la résistance face à l’échec systémique du capitalisme des années 1930, avec des ouvriers qui revendiquent des emplois stables, des aides sociales, des logements, des services d’éducation et de santé, et c’est cette même lutte qui se poursuit à l’heure actuelle, car la majorité des gens subissent les conséquences de l’austérité, de la dégradation de leurs conditions de vie, de l’augmentation de la pauvreté – et nous assistons à une dangereuse montée du populisme de droite et du nationalisme dans le monde entier.
Jacob : L’automatisation apporte des bénéfices indéniables, mais souvent trompeurs ou illusoires, car la liberté et la rentabilité qu’elle propose se font au prix d’une dépendance accrue à la technologique. La technologie n’est pas neutre et se met le plus souvent au service des intérêts commerciaux. D’un point de vue utopique, les avancées technologiques pourraient servir une vraie liberté humaine, si l’on voyait l’automatisation et son potentiel de transformation comme un outil permettant de libérer la société de l’esclavage du salariat. Mais n’y comptez pas trop…
D’où viennent les images ? Comment avez-vous composé la voix off ?
Nick : En plus des images que nous avons tournées nous-mêmes, les images historiques proviennent de collections tombées dans le domaine public, ainsi que des archives des musées de Barnsley comprenant des films amateur sur l’histoire industrielle et sociale de la région ainsi que des actualités réalisées par l’Office national du charbon et par les services postaux. Il était extraordinaire de découvrir les conditions de travail montrées sur ces images, comme les femmes à la surface triant le charbon à la main et poussant les chariots manuellement.
Jacob : La voix off est composée d’extraits du film Misère au Borinage de Storck et Irvens. Il y a un grand sentiment d’urgence qui émane de cet enregistrement des années 1930, dont le contenu, toujours d’actualité, évoque parfaitement la crise actuelle du capitalisme.
Diriez-vous que le format court vous a donné une certaine liberté ?
Nick : Le court métrage nous donne sans aucun doute la liberté de juxtaposer le son et les images de façon intuitive, sans devoir prendre en compte un fil narratif plus long. En fait, Strate va de pair avec un film plus long, Strates, qui est une installation de 40 minutes sur deux écrans, réalisée dans le cadre de notre exposition au musée de Barnsley.
Jacob : C’est aussi un mélange d’images filmées par nos soins et de films d’archives, mais avec des témoignages de la population locale. Dans Strates, les gens racontent leur vécu, leurs souvenirs de la mine, et leurs espoirs de voir une économie plus juste et plus durable dont tout le monde pourrait profiter.
Nick : C’est donc dans le cadre de ce projet plus long et axé sur un lieu spécifique que nous avons réalisé Strate, qui nous a apporté la liberté d’élargir le sujet et de faire des rapprochements au niveau international.
Stratum (Strate) a été sélectionné en compétition labo (L3).